- années 60 -
C'est de 1960 à 1963 que le psychologue américain Stanley Milgram mène une série d'expériences, avec plusieurs variantes, visant à estimer à quel point un individu peut se plier aux ordres d'une autorité qu'il accepte, mais qui entre en contradiction avec sa conscience.
L'expérience dite de Milgram vise à définir le niveau d'obéissance d'un individu à une autorité qu'il juge comme légitime et le processus qui mène et maintient cette obéissance.
Lors des premières expériences menées par Stanley Milgram, 62,5% (25 sur 40) des sujets menèrent l'expérience à terme en infligeant à trois reprises les électrochocs de 450 volts ! (Rappelons que dès 330 volts, l’élève ne répond plus, et que des maîtres ont cru qu’il était mort, mais ont néanmoins continué.) Tous les participants acceptèrent le principe annoncé et, éventuellement après encouragement, atteignirent les 135 volts. La moyenne des chocs maximaux (niveaux auxquels s'arrêtèrent les sujets) fut de 360 volts. Toutefois, chaque participant s'était à un moment ou à un autre interrompu pour questionner le professeur. Beaucoup présentaient des signes patents de nervosité extrême et de réticence lors des derniers stades (protestations verbales, rires nerveux, etc.).
D'autres expériences à travers le monde ont validé les résultats obtenus par Milgram. Les taux d'obéissance obtenus se sont même généralement avérés plus élevés que dans la situation originale. On peut ainsi citer les réalisations de David Rosenhan, et de David Mantell en Allemagne. Des travaux ultérieurs, en particulier par Thomas Blass, ont montré que le pourcentage de personnes acceptant, dans des conditions expérimentales similaires, d'infliger des décharges très importantes était à peu près constant, entre 61% et 66%, quels que soient le lieu et l'époque où le test était mené.
Milgram a qualifié à l'époque ces résultats « d’inattendus et inquiétants ».
Le concept théorique central proposé par S. Milgram est l’ « état agentique », « condition de l’individu qui se considère comme l’agent exécutif d’une volonté étrangère, par opposition à l’état autonome dans lequel il estime être l’auteur de ses actes. [...] Le changement agentique a pour conséquence la plus grave que l’individu estime être engagé vis-à-vis de l’autorité dirigeante, mais ne se sent pas responsable du contenu des actes que celle-là lui prescrit, Le sens moral ne disparaît pas, c’ est son point de mire qui est différent : le subordonné éprouve humiliation ou fierté selon la façon dont il a accompli la tâche exigée de lui » Ainsi, « des gens ordinaires, dépourvus de toute hostilité peuvent, en s’acquittant simplement de leur tâche, devenir les agents d’un atroce processus de destruction ».
(ed.-w., merci à edgar de lepostier.fr)
— année 2010 —
Réalisée et filmée pour les besoins d'un film documentaire (...), la Zone Xtrême met en situation des candidats candides. Vrais sujets de l'expérience, chacun de ces 80 "cobayes" représentatifs de la population française, recrutés par une société spécialisée dans les enquêtes marketing, croit participer aux répétitions d'un nouveau jeu télévisé. Il tient le rôle du questionneur. À ses côtés, Jean-Paul, un autre candidat — en réalité, un comédien — et une animatrice. Derrière lui, un public de cent personnes et toute l'impressionnante machinerie télévisuelle. Principe du jeu : Jean-Paul doit mémoriser des associations de mots. S'il se trompe, son questionneur lui administrera des chocs électriques de plus en plus violents, de 20 à 460 volts. Stupeur : la totalité des 80 candidats ont accepté de participer, donc d'administrer des décharges électriques à un inconnu pour les besoins d'un show sans enjeu (puisqu'il était entendu qu'il n'y aurait rien à gagner et qu'il ne serait pas diffusé). Pire : plus de 8 participants sur 10 ont joué jusqu'au bout, poussant la dernière manette malgré les suppliques désespérées et les hurlements de douleur de Jean-Paul.
Jean-Léon Beauvois, coordinateur de l'expérience de la Zone Xtrême, décrypte les coulisses et les conclusions de cette étude...
Au fur et à mesure de l'émission et des questions, les participants n'hésitaient plus à administrer des chocs électriques à un concurrent.
Pourquoi avez-vous accepté d'encadrer cette expérience, l'adaptation de la célèbre étude de Stanley Milgram réalisée dans les années 1960 ?
JLB - Je ne suis pas un consommateur de téléréalité. Je m'y étais intéressé au moment où le Loft a commencé en France, parce que j'entendais souvent comparer ce concept d'émission à des expériences de psychologie sociale. Bien sûr, ça n'a rien à voir, et j'ai été scandalisé de ces amalgames. Après que Christophe Nick [le producteur et auteur, ndlr] m'a contacté, j'ai recommencé à visionner quelques programmes. Ce que j'ai vu m'a confirmé dans mon idée de ce qu'est devenu un individu aujourd'hui: un grain de sable dans une masse, un être à qui on peut faire faire n'importe quoi. J'estime que nos concitoyens méritent mieux que cette production de l'individualisme libéral, produit essentiellement par les modèles fournis par la télévision: un être conformiste, influençable, manipulable, qui roule des mécaniques. On l'amuse avec n'importe quoi, on lui fait bouffer n'importe quoi. Et c'est la télévision qui a fabriqué ça.
Plus de 80% des participants de l'expérience sont allés jusqu'au bout du jeu, c'est-à-dire qu'ils ont administré une décharge de 460 volts à l'autre candidat en punition d'une mauvaise réponse. Vous attendiez-vous à obtenir de tels résultats?
Pas du tout. L'expérience de Milgram ne met pas l'individu dans la situation du bourreau ordinaire d'un camp de concentration qui a des chefs et des pairs. C'est même le contraire. L'individu y est seul, il ne trimbale aucune identité sociale, ne représente aucun groupe. J'étais convaincu que Milgram obtenait des chiffres élevés — 62% dans son cas — parce qu'il inscrivait son expérience dans le cadre d'une institution alors très valorisée et respectée : la science. Je pensais que seul ce contexte de légitimité pouvait donner un pouvoir prescriptif sur un individu sans qu'on exerce un pouvoir formel, hors de toute structure, pas comme des soldats nazis ou des GI qui balancent du napalm...
Comment expliquer, dans ce cas, que la plupart des sujets aillent jusqu'au bout?
Même dans une situation où le choix est offert, l'option naturelle est d'obéir. Or, plus un individu se croit libre, plus il est manipulable. Il suffit de dire à quelqu'un "vous êtes libre de le faire ou pas" pour qu'il obéisse plus volontiers. On se disait toutefois que le pouvoir de la télévision manquait de légitimité et de caractère formel. On n'y croyait pas trop, en réalité. (...)
Qu'avez-vous ressenti?
Quand, au premier jour de tournage, les 8 candidats-sujets sont tous allés jusqu'au bout, j'étais mal. Aussi bien pour des raisons théoriques que purement humaines. On s'est dit : "Mais d'où il sort, ce pouvoir? Qu'est ce qui fait qu'une institution comme la télévision est en mesure de vous dicter vos pensées et vos actes? Pourquoi Monsieur Dupont obéit-il lorsque l'animatrice lui demande un truc aussi immoral que de torturer un inconnu?"
Et donc?
Un levier essentiel, c'est la familiarité qu'on entretient avec la télévision, comme objet domestique. Elle fait partie de la famille, elle nous imprègne au quotidien, contrairement à la religion, qui passe, elle, par la croyance. La source d'influence est d'autant plus efficace qu'on n'y fait pas attention. Qu'on ne s'en méfie pas. Par ailleurs, les gens viennent avec, en tête, un modèle de la conduite à adopter sur un plateau. Ils ont vu Michel Rocard répondre aux questions déplacées de Thierry Ardisson, ou bien des candidats de jeux télé ramper au milieu des rats, croquer des araignées, etc. Là, ils sont venus pour rendre ce service en adoptant le "bon" comportement. Et ils le rendent, même si ça les fait terriblement souffrir!
Ce ne sont donc pas des sadiques qui s'ignorent?
Au contraire, ils souffrent. Milgram est connu pour son apport à la théorie d'Hannah Arendt sur la Banalité du mal, qui veut que le tortionnaire nazi soit un fonctionnaire froid, sans affect. Je n'y crois pas. Ce n'est pas parce que les sujets obéissent qu'ils ne souffrent pas, qu'ils ne luttent pas contre eux mêmes ! Dans une variante de l'expérience justement imaginée pour mesurer leur "sadisme" éventuel, on a demandé à l'animatrice de les laisser seuls sur le plateau, pour voir si ils continuaient en dehors de toute injonction. Et là, 75% d'entre eux stoppaient le jeu lorsque le candidat-comédien criait de douleur et les enjoignaient d'arrêter. Ce qui démontre bien que dans l'expérience canonique, les gens poursuivent à leur corps défendant. L'état "agentique", dans lequel nos sujets se trouvent et qui les fait agir, c'est le contraire de la sérénité. On l'a d'ailleurs observé dans des situations de la vie sociale, où des gens sont amenés à commettre des actes qu'ils réprouvent, des policiers ou des employés d'officines d'huissiers chargés de mettre des gens à la rue. Il n'y a pas de raison de penser que nos questionneurs souffrent moins. On ne constate aucune jouissance dans l'obéissance.
Pourquoi obéit-on ?
Parce que toute notre éducation nous a appris à le faire. Parce qu'on est "quelqu'un de bien" socialement parlant. La propension à l'obéissance n'est pas innée, elle fait partie des acquis, d'un apprentissage d'autant plus efficace qu'il a été long. En ce qui concerne nos "candidats", outre cette propension à l'obéissance, les deux facteurs qui conditionnent leur obéissance sont, d'une part, le fait qu'ils sont venus pour se mettre au service ; d'autre part, qu'ils ont été modelés par la télé pour être de "bons joueurs", capables d'accomplir des choses difficiles en gardant sourire et décontraction.
Lorsqu'ils arrivent dans les studios, ils ne connaissent pas encore la règle du jeu. Comment réagissent-ils lorsqu'on leur en annonce les règles?
Beaucoup rient.
Et quand, à la fin, vous leur révélez le pot aux roses?
Certains jurent qu'ils se doutaient de la supercherie. D'ailleurs, ceux qui assurent ne s'être pas laissés berner ne se sont pas levés en disant qu'on se moquait d'eux et qu'ils avaient affaire à une mascarade. Ils ont pris le risque fou, dans le doute, de continuer. De la même manière, certains de ceux qui assurent avoir compris dès le début que tout était faux ont triché quand même, en soufflant les bonnes réponses à l'autre candidat.... Pourquoi tricher si on ne croit pas à la réalité de la punition ? Tout ceci est une façon de se justifier, de rationaliser, après coup.
Et les autres?
La plupart souffrent beaucoup de n'avoir pas désobéi. Ils pleurent, expliquent qu'ils sont allés à l'encontre de leurs idées, de leurs valeurs, expriment une réelle sidération en constatant ce dont ils ont été capables. Et puis il y en a quelques-uns qui ne souffrent pas, et semblent même heureux d'avoir eu l'occasion de démontrer leur exemplarité, leur force, de pouvoir se dépasser. L'un d'entre eux prétend même qu'il aurait préféré se trouver à la place de l'autre candidat, pour encaisser les chocs ! Je ne m'attendais pas à trouver des gens à ce point dénués d'empathie. Mais c'est l'exception.
Comment expliquer ce manque général de considération pour l'autre joueur, l'électrocuté ?
La situation du jeu leur fait investir toute leur sociabilité dans la personne de l'animatrice, l'autre candidat devenant un simple objet de transition entre elle et eux. Les désobéissants "rapides" [qui interrompent le jeu avant d'administrer des décharges trop fortes] dirigent au contraire leur sociabilité vers la "victime".
Comment définiriez-vous ces "désobéissants"?
Tout le monde a envie de les voir comme des héros. On pense à De Gaulle, à Gandhi, à l'homme de la place Tiananmen. Mais pour comprendre la désobéissance, il faut aussi penser à l'élève qui ne fait pas ses devoirs, à l'ouvrier qui n'exécute pas l'ordre de son contremaître. C'est ça, la désobéissance! Quelque chose qui n'a rien de nécessairement valorisant. Le désobéissant, ce n'est pas le rebelle qui agit au nom d'une cause ou d'un groupe. C'est quelqu'un de seul, qui décide de ne pas faire ce qu'on attend de lui.
Qu'attendez-vous de la diffusion de ce documentaire?
Mon rêve serait qu'il fasse entrer deux ou trois idées fortes dans la tête des gestionnaires des chaînes de télévision publiques et des membres du CSA. Qu'on mette des limites à ce que la télé donne à voir, notamment la mort en direct. Depuis les années 1950, on sait que la vision répétée de telles scènes n'est pas anodine, qu'elle détermine nos comportements. Il faudrait aussi se débarrasser de ce stéréotype selon lequel nous vivons sous le signe de la liberté et de la démocratie. C'est une illusion dangereuse. Cette expérience, qui démontre que 80% des gens se comportent comme de possibles tortionnaires si la télévision le leur demande, reflète un pouvoir terrifiant. Quand une masse est gérée au niveau de ses pensées, de ses attitudes, de ses comportements, j'appelle ça un totalitarisme. Un totalitarisme tranquille, parce qu'on ne nous tape pas dessus et qu'on ne nous met pas en prison. Mais un totalitarisme quand même.
(merci à edgar de lepostier.fr)
cf. la liberté ta soeur
cf. dis court de la servitude volontaire
cf. du CONfor misme
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