... les textes de la philosophie antique ont toujours un rapport avec l'oralité, avec le style oral. Par exemple, les dialogues de platon étaient destinées à être présentés dans des lectures publiques. (...) toutes les oeuvres littéraires de l'Antiquité avaient un rapport avec l'oralité (...). Il en résulte que les textes philosophiques de l'antiquité étaient destinées toujours à un public restreint : à la différence du livre moderne, qui peut être lu dans le monde entier, à n'importe quel moment et par n'importe qui, dans des milliers d'exemplaires, les textes antiques avaient des destinataires bien précis, soit le groupe des élèves, soit un disciple particulier, à qui on écrivait ; et on écrivait toujours aussi dans des circonstances particulières, précises : soit que l'on mette par écrit les leçons qu'on avait données, soit que l'on écrive à un correspondant qui avait posé une question. Et précisément, ce qui caractérise aussi la grande majorité des écrits philosophiques de l'Antiquité, c'est qu'ils correspondent à un jeu de questions et de réponses, parce que l'enseignement de la philosophie, pendant presque trois siècles, c'est-à-dire depuis socrate jusqu'au premier siècle av. J.-C., s'est presque toujours présenté selon le schéma question-réponse. (...)
[Donc] la pensée qui est exposée dans l'écrit ne se développe pas pour exposer une système total de la réalité. Ce système total de la réalité, il existe probablement dans l'esprit de platon, ou d'aristote, ou d'épicure, ou de chrysippe, mais il est seulement supposé dans la réponse aux questions, ou dans le genre de questions qui est posé. L'écrit lui-même ne consiste pas à exposer d'une manière systématique. S'ajoute à cela que, à cause de cette situation des écrits, qui sont toujours étroitement liés à l'enseignement, les questions ou les réponses sont données en fonction des besoins des auditeurs : le maître, qui écrit, ou dont on écrit les paroles, connaît ses disciples, il sait, par les discussions précédentes, ce qu'ils savent, ce qu'ils ne savent pas ; il connaît aussi leur état moral, les problèmes qui se posent à eux ; ils parlent aussi souvent en fonction de cette situation particulière. On est toujours en présence d'un écrit qui est plus ou moins un écrit de circonstance, et non pas un exposé de portée absolument universelle (...), mais au contraire très particularisée. (...)
Dans l'antiquité, la philosophie est donc essentiellement dialogue, plutôt relation vivante entre des personnes, que rapport abstrait à des idées. Elle vise à former, plutôt qu'à informer... (...)
Les consolations et les correspondances sont des genres littéraires dans lesquels le philosophe exhorte ses disciples ou ses amis dans des circonstances précises, (...) ce sont finalement d'autres formes de dialogue. Ces formes littéraires — dialogue, consolations, correspondance — ont continué à exister au Moyen Âge, à la Renaissance et encore au XVIIe siècle, mais précisément sous forme littéraire, sans que l'enseignement de la philosophie ait lui-même une forme dialogique. (...) Les Lettres de descartes à la princesse elisabeth de palatinat prennent parfois l'allure de lettres de direction spirituelle, dignes de l'Antiquité. Je crois que les traités systématiques, écrits avec l'intention de proposer un système pour lui-même, sont à dater des XVIIe et XVIIIe siècles (descartes, leibniz, wolff). Les genres littéraires antiques disparaissent alors de plus en plus. (...)
Tout d'abord, il y a (...) la perte, partielle d'ailleurs, mais bien réelle, de la conception de la philosophie comme mode de vie, comme choix de vie, aussi comme thérapeutique. On a perdu l'aspect personnelle et communautaire de la philosophie. En outre, la philosophie s'est de plus en plus enfoncée dans cette voie purement formelle, dans la recherche, à tout prix, de la nouveauté pour elle-même : il s'agit pour le philosophe d'être le plus original, sinon en créant un système nouveau, mais tout au moins en produisant un discours qui, pour être original, se veut très compliqué. La construction plus ou moins habile d'un édifice conceptuel va devenir une fin en soi. La philosophie s'est éloignée de plus en plus de la vie concrète des hommes.
Il faut reconnaître d'ailleurs que cette évolution s'explique par des facteurs historiques et institutionnels. Dans la perspective étroite des Universités, comme il s'agit de préparer les élèves à l'étude d'un programme scolaire qui leur permettra d'obtenir un diplôme de fonctionnaire et leur ouvrira une carrière, le rapport personnel et communautaire doit nécessairement disparaître, pour faire place à un enseignement qui s'adresse à tous (...)
J'ai toujours été frappé du fait que les historiens [qui comprenaient ces oeuvres antiques « en fonction de leur propre idéal du genre littéraire philosophique », à savoir « un traité systématique moderne »] disaient : « aristote est incohérent », « saint augustin compose mal ». [Or] les oeuvres philosophiques de l'Antiquité n'étaient pas composées pour exposer un système, mais pour produire un effet de formation : le philosophe voulait faire travailler les esprits de ses lecteurs ou auditeurs, pour qu'ils se mettent dans une certaine disposition. (...)
depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, il y a eu des auteurs qui ont essayé de renouveler, dans leurs écrits, des genres littéraires antiques. On peut énumérer par exemple les Essais de montaigne, qui rappellent tout à fait le genre des traités dé plutarque, les Médiations de descartes, qui sont des exercices spirituels prenant en compte le temps qu'il faudra au lecteur pour arriver à changer sa mentalité et à transformer sa manière de voir, les Exercices de Shaftesbury, inspirés par marc aurèle et épictète, les aphorismes de schopenhauer, de nietzsche, ou du Tractatus de wittgenstein.
En un certain sens, on pourrait dire qu'il y a toujours eu deux conceptions opposées de la philosophie, l'une mettant l'accent sur le pôle du discours, l'autre sur le pôle du choix de vie. Dans l'Antiquité déjà sophistes et philosophes s'affrontaient. Les premiers cherchaient à briller par les subtilités de la dialectique ou la magie des mots, les seconds demandaient à leurs disciples un engagement concret dans un certain mode de vie. Cette situation s'est finalement perpétuée, parfois avec la prédominance à certaines époques de l'une ou l'autre tendance. Je crois que les philosophes n'arriveront jamais à se débarrasser de l'autosatisfaction qu'ils éprouvent dans le « plaisir de parler ». Quoi qu'il en soit, pour rester fidèle à l'inspiration profonde — socratique, pourrait-on dire — de la philosophie, il faudrait proposer une nouvelle éthique du discours philosophique, grâce à laquelle il renoncerait à se prendre lui-même comme fin en soi, ou, pis encore, comme moyen de faire étalage de l'éloquence du philosophe, mais deviendrait une moyen de se dépasser soi-même et d'accéder au plan de la raison universelle et de l'ouverture aux autres.
(P.H.)
cf. les espèces de « philosophes », et : le philosophe
cf. qu'est-ce qu'un philosophe
cf. l'éthique philosophique
cf. autophilosophe
[Donc] la pensée qui est exposée dans l'écrit ne se développe pas pour exposer une système total de la réalité. Ce système total de la réalité, il existe probablement dans l'esprit de platon, ou d'aristote, ou d'épicure, ou de chrysippe, mais il est seulement supposé dans la réponse aux questions, ou dans le genre de questions qui est posé. L'écrit lui-même ne consiste pas à exposer d'une manière systématique. S'ajoute à cela que, à cause de cette situation des écrits, qui sont toujours étroitement liés à l'enseignement, les questions ou les réponses sont données en fonction des besoins des auditeurs : le maître, qui écrit, ou dont on écrit les paroles, connaît ses disciples, il sait, par les discussions précédentes, ce qu'ils savent, ce qu'ils ne savent pas ; il connaît aussi leur état moral, les problèmes qui se posent à eux ; ils parlent aussi souvent en fonction de cette situation particulière. On est toujours en présence d'un écrit qui est plus ou moins un écrit de circonstance, et non pas un exposé de portée absolument universelle (...), mais au contraire très particularisée. (...)
Dans l'antiquité, la philosophie est donc essentiellement dialogue, plutôt relation vivante entre des personnes, que rapport abstrait à des idées. Elle vise à former, plutôt qu'à informer... (...)
Les consolations et les correspondances sont des genres littéraires dans lesquels le philosophe exhorte ses disciples ou ses amis dans des circonstances précises, (...) ce sont finalement d'autres formes de dialogue. Ces formes littéraires — dialogue, consolations, correspondance — ont continué à exister au Moyen Âge, à la Renaissance et encore au XVIIe siècle, mais précisément sous forme littéraire, sans que l'enseignement de la philosophie ait lui-même une forme dialogique. (...) Les Lettres de descartes à la princesse elisabeth de palatinat prennent parfois l'allure de lettres de direction spirituelle, dignes de l'Antiquité. Je crois que les traités systématiques, écrits avec l'intention de proposer un système pour lui-même, sont à dater des XVIIe et XVIIIe siècles (descartes, leibniz, wolff). Les genres littéraires antiques disparaissent alors de plus en plus. (...)
Tout d'abord, il y a (...) la perte, partielle d'ailleurs, mais bien réelle, de la conception de la philosophie comme mode de vie, comme choix de vie, aussi comme thérapeutique. On a perdu l'aspect personnelle et communautaire de la philosophie. En outre, la philosophie s'est de plus en plus enfoncée dans cette voie purement formelle, dans la recherche, à tout prix, de la nouveauté pour elle-même : il s'agit pour le philosophe d'être le plus original, sinon en créant un système nouveau, mais tout au moins en produisant un discours qui, pour être original, se veut très compliqué. La construction plus ou moins habile d'un édifice conceptuel va devenir une fin en soi. La philosophie s'est éloignée de plus en plus de la vie concrète des hommes.
Il faut reconnaître d'ailleurs que cette évolution s'explique par des facteurs historiques et institutionnels. Dans la perspective étroite des Universités, comme il s'agit de préparer les élèves à l'étude d'un programme scolaire qui leur permettra d'obtenir un diplôme de fonctionnaire et leur ouvrira une carrière, le rapport personnel et communautaire doit nécessairement disparaître, pour faire place à un enseignement qui s'adresse à tous (...)
J'ai toujours été frappé du fait que les historiens [qui comprenaient ces oeuvres antiques « en fonction de leur propre idéal du genre littéraire philosophique », à savoir « un traité systématique moderne »] disaient : « aristote est incohérent », « saint augustin compose mal ». [Or] les oeuvres philosophiques de l'Antiquité n'étaient pas composées pour exposer un système, mais pour produire un effet de formation : le philosophe voulait faire travailler les esprits de ses lecteurs ou auditeurs, pour qu'ils se mettent dans une certaine disposition. (...)
depuis la Renaissance jusqu'à nos jours, il y a eu des auteurs qui ont essayé de renouveler, dans leurs écrits, des genres littéraires antiques. On peut énumérer par exemple les Essais de montaigne, qui rappellent tout à fait le genre des traités dé plutarque, les Médiations de descartes, qui sont des exercices spirituels prenant en compte le temps qu'il faudra au lecteur pour arriver à changer sa mentalité et à transformer sa manière de voir, les Exercices de Shaftesbury, inspirés par marc aurèle et épictète, les aphorismes de schopenhauer, de nietzsche, ou du Tractatus de wittgenstein.
En un certain sens, on pourrait dire qu'il y a toujours eu deux conceptions opposées de la philosophie, l'une mettant l'accent sur le pôle du discours, l'autre sur le pôle du choix de vie. Dans l'Antiquité déjà sophistes et philosophes s'affrontaient. Les premiers cherchaient à briller par les subtilités de la dialectique ou la magie des mots, les seconds demandaient à leurs disciples un engagement concret dans un certain mode de vie. Cette situation s'est finalement perpétuée, parfois avec la prédominance à certaines époques de l'une ou l'autre tendance. Je crois que les philosophes n'arriveront jamais à se débarrasser de l'autosatisfaction qu'ils éprouvent dans le « plaisir de parler ». Quoi qu'il en soit, pour rester fidèle à l'inspiration profonde — socratique, pourrait-on dire — de la philosophie, il faudrait proposer une nouvelle éthique du discours philosophique, grâce à laquelle il renoncerait à se prendre lui-même comme fin en soi, ou, pis encore, comme moyen de faire étalage de l'éloquence du philosophe, mais deviendrait une moyen de se dépasser soi-même et d'accéder au plan de la raison universelle et de l'ouverture aux autres.
(P.H.)
cf. les espèces de « philosophes », et : le philosophe
cf. qu'est-ce qu'un philosophe
cf. l'éthique philosophique
cf. autophilosophe
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