J'avais bien calfeutré ma fenêtre : mon petit tapis de pied était cloué à sa place; ma lampe garnie de son abat-jour laissait filtrer une lumière adoucie, et mon poêle ronflait sourdement comme un animal domestique.
Autour de moi tout faisait silence. Au dehors seulement une pluie glacée balayait les toits et roulait avec de longues rumeurs dans les gouttières sonores. Par instants, une rafale courait sous les tuiles qui s'entre-froissaient avec un bruit de castagnettes, puis elle s'engouffrait dans le corridor désert. Alors un petit frémissement voluptueux parcourait mes veines, je ramenais sur moi les pans de ma vieille robe de chambre ouatée, j'enfonçais sur mes yeux ma toque de velours râpé, et, me laissant glisser plus profondément dans mon fauteuil, les pieds caressés par la chaude lueur qui brillait à travers la porte du poêle, je m'abandonnais à une sensation de bien-être avivée par la conscience de la tempête qui bruissait au dehors. Mes regards noyés dans une sorte de vapeur erraient sur tous les détails de mon paisible intérieur; ils allaient de mes gravures à ma bibliothèque, en glissant sur la petite causeuse de toile perse, sur les rideaux blancs de la couchette de fer, sur le casier aux cartons dépareillés, humbles archives de la mansarde! puis, revenant au livre que je tenais à la main, ils s'efforçaient de ressaisir le fil de la lecture interrompue.
Au fait, cette lecture, qui m'avait d'abord captivé, m'était devenue pénible. J'avais fini par trouver les tableaux de l'écrivain trop sombres. Cette peinture des misères du monde me semblait exagérée; je ne pouvais croire à de tels excès d'indigence ou de douleur; ni Dieu, ni la société ne devaient se montrer aussi durs pour les fils d'Adam. L'auteur avait cédé à une tentation d'artiste; il avait voulu élever l'humanité en croix, comme Néron brûlait Rome, dans l'intérêt du pittoresque!
À tout prendre, cette pauvre maison du genre humain, tant refaite, tant critiquée, était encore un assez bon logement : on y trouvait de quoi satisfaire ses besoins, pourvu qu'on sût les borner; le bonheur du sage coûtait peu et ne demandait qu'une petite place !...
Ces réflexions consolantes devenaient de plus en plus confuses.... Enfin mon livre glissa à terre sans que j'eusse le courage de me baisser pour le reprendre, et, insensiblement gagné par le bien-être du silence, de la demi-obscurité et de la chaleur, je m'endormis.
Je demeurai quelque temps plongé dans cette espèce d'évanouissement du premier sommeil ; enfin quelques sensations vagues et interrompues le traversèrent. Il me sembla que le jour s'obscurcissait... que l'air devenait plus froid... J'entrevoyais des buissons couverts de ces baies écarlates qui annoncent l'hiver... Je marchais sur une route sans abri, bordée, çà et là, de genévriers blanchis par le givre... Puis la scène changeait brusquement... J'étais en diligence... la bise ébranlait les vitres des portières; les arbres chargés de neige passaient comme des fantômes; j'enfonçais vainement dans la paille broyée mes pieds engourdis... Enfin la voiture s'arrêtait, et, par un de ces coups de théâtre familiers au sommeil, je me trouvais seul dans un grenier sans cheminée, ouvert à tous les vents. Je revoyais le doux visage de ma mère, à peine aperçu dans ma première enfance, la noble et austère figure de mon père, la petite tête blonde de ma sœur enlevée à dix ans; toute la famille morte revivait autour de moi; elle était là, exposée aux morsures du froid et aux angoisses de la faim. Ma mère priait près du vieillard résigné, et ma sœur, roulée sur quelques lambeaux dont on lui avait fait un lit, pleurait tout bas en tenant ses pieds nus dans ses petites mains bleuies.
C'était une page du livre que je venais de lire, transportée dans ma propre existence.
J'avais le cœur oppressé d'une inexprimable angoisse. Accroupi dans un coin, les yeux fixés sur ce lugubre tableau, je sentais le froid me gagner lentement, et je me disais avec un attendrissement amer:
— Mourons, puisque la misère est un cachot gardé par les soupçons, l'insensibilité, le mépris, et d'où l'on tenterait en vain de s'échapper; mourons, puisqu'il n'y a point pour nous de place au banquet des vivants!
Et je voulus me lever pour rejoindre ma mère et attendre l'heure suprême à ses pieds...
Cet effort a dissipé le rêvé; je me suis réveillé en sursaut.
J'ai regardé autour de moi; ma lampe était mourante, mont poêle refroidi, et ma porte entr'ouverte laissait entrer une bise glacée! Je me suis levé, en frissonnant, pour la refermer à double tour; puis, gagnant l'alcôve, je me suis couché à la hâte.
Mais le froid m'a tenu longtemps éveillé, et ma pensée a continué le rêve interrompu.
Les tableaux que j'accusais tout à l'heure d'exagération ne me semblent maintenant qu'une trop fidèle peinture de la réalité; je me suis endormi sans pouvoir reprendre mon optimisme... ni me réchauffer.
Ainsi un poêle éteint et une porte mal close ont changé mon point de vue. Tout était bien quand mon sang circulait à l'aise, tout devient triste parce que le froid m'a saisi !
(…)
Ainsi l'homme, dans ses jugements, consulte moins la logique que la sensation; et, comme la sensation lui vient du monde extérieur, il se trouve plus ou moins sous son influence; il y puise, peu à peu, une partie de ses habitudes et de ses sentiments.
(…)
Si nos sensations ont une incontestable influence sur nos jugements, d'où vient que nous prenions si peu de souci des choses qui éveillent ou modifient ces sensations ? Le monde extérieur se reflète perpétuellement en nous comme dans un miroir et nous remplit d'images qui deviennent, à notre insu, des germes d'opinion ou des règles de conduite. Tous les objets qui nous entourent sont donc, en réalité, autant de talismans d'où s'exhalent de bonnes et de funestes influences. C'est à notre sagesse de les choisir pour créer à notre âme une salubre atmosphère.
Convaincu de cette vérité, je me suis mis à faire une revue de ma mansarde.
(…)
Ah! si nous voulions veiller à tout ce qui peut nous améliorer, nous instruire; si notre intérieur était disposé de manière à devenir une perpétuelle école pour notre âme! mais le plus souvent, nous n'y prenons pas garde. L'homme est un éternel mystère pour lui-même; sa propre personne est une maison où il n'entre jamais et dont il n'étudie que les dehors. Chacun de nous aurait besoin de retrouver sans cesse devant lui la fameuse inscription qui éclaira autrefois Socrate, et qu'une main inconnue avait gravée sur les murs de Delphes :
Connais-toi toi-même.
(E.S.)
cf. pour un autoconditionnement (ou conditionnement réflexif)
cf. le dommage et l'entrouverture
cf. les grandes raisons (se rencontrent)
...
Autour de moi tout faisait silence. Au dehors seulement une pluie glacée balayait les toits et roulait avec de longues rumeurs dans les gouttières sonores. Par instants, une rafale courait sous les tuiles qui s'entre-froissaient avec un bruit de castagnettes, puis elle s'engouffrait dans le corridor désert. Alors un petit frémissement voluptueux parcourait mes veines, je ramenais sur moi les pans de ma vieille robe de chambre ouatée, j'enfonçais sur mes yeux ma toque de velours râpé, et, me laissant glisser plus profondément dans mon fauteuil, les pieds caressés par la chaude lueur qui brillait à travers la porte du poêle, je m'abandonnais à une sensation de bien-être avivée par la conscience de la tempête qui bruissait au dehors. Mes regards noyés dans une sorte de vapeur erraient sur tous les détails de mon paisible intérieur; ils allaient de mes gravures à ma bibliothèque, en glissant sur la petite causeuse de toile perse, sur les rideaux blancs de la couchette de fer, sur le casier aux cartons dépareillés, humbles archives de la mansarde! puis, revenant au livre que je tenais à la main, ils s'efforçaient de ressaisir le fil de la lecture interrompue.
Au fait, cette lecture, qui m'avait d'abord captivé, m'était devenue pénible. J'avais fini par trouver les tableaux de l'écrivain trop sombres. Cette peinture des misères du monde me semblait exagérée; je ne pouvais croire à de tels excès d'indigence ou de douleur; ni Dieu, ni la société ne devaient se montrer aussi durs pour les fils d'Adam. L'auteur avait cédé à une tentation d'artiste; il avait voulu élever l'humanité en croix, comme Néron brûlait Rome, dans l'intérêt du pittoresque!
À tout prendre, cette pauvre maison du genre humain, tant refaite, tant critiquée, était encore un assez bon logement : on y trouvait de quoi satisfaire ses besoins, pourvu qu'on sût les borner; le bonheur du sage coûtait peu et ne demandait qu'une petite place !...
Ces réflexions consolantes devenaient de plus en plus confuses.... Enfin mon livre glissa à terre sans que j'eusse le courage de me baisser pour le reprendre, et, insensiblement gagné par le bien-être du silence, de la demi-obscurité et de la chaleur, je m'endormis.
Je demeurai quelque temps plongé dans cette espèce d'évanouissement du premier sommeil ; enfin quelques sensations vagues et interrompues le traversèrent. Il me sembla que le jour s'obscurcissait... que l'air devenait plus froid... J'entrevoyais des buissons couverts de ces baies écarlates qui annoncent l'hiver... Je marchais sur une route sans abri, bordée, çà et là, de genévriers blanchis par le givre... Puis la scène changeait brusquement... J'étais en diligence... la bise ébranlait les vitres des portières; les arbres chargés de neige passaient comme des fantômes; j'enfonçais vainement dans la paille broyée mes pieds engourdis... Enfin la voiture s'arrêtait, et, par un de ces coups de théâtre familiers au sommeil, je me trouvais seul dans un grenier sans cheminée, ouvert à tous les vents. Je revoyais le doux visage de ma mère, à peine aperçu dans ma première enfance, la noble et austère figure de mon père, la petite tête blonde de ma sœur enlevée à dix ans; toute la famille morte revivait autour de moi; elle était là, exposée aux morsures du froid et aux angoisses de la faim. Ma mère priait près du vieillard résigné, et ma sœur, roulée sur quelques lambeaux dont on lui avait fait un lit, pleurait tout bas en tenant ses pieds nus dans ses petites mains bleuies.
C'était une page du livre que je venais de lire, transportée dans ma propre existence.
J'avais le cœur oppressé d'une inexprimable angoisse. Accroupi dans un coin, les yeux fixés sur ce lugubre tableau, je sentais le froid me gagner lentement, et je me disais avec un attendrissement amer:
— Mourons, puisque la misère est un cachot gardé par les soupçons, l'insensibilité, le mépris, et d'où l'on tenterait en vain de s'échapper; mourons, puisqu'il n'y a point pour nous de place au banquet des vivants!
Et je voulus me lever pour rejoindre ma mère et attendre l'heure suprême à ses pieds...
Cet effort a dissipé le rêvé; je me suis réveillé en sursaut.
J'ai regardé autour de moi; ma lampe était mourante, mont poêle refroidi, et ma porte entr'ouverte laissait entrer une bise glacée! Je me suis levé, en frissonnant, pour la refermer à double tour; puis, gagnant l'alcôve, je me suis couché à la hâte.
Mais le froid m'a tenu longtemps éveillé, et ma pensée a continué le rêve interrompu.
Les tableaux que j'accusais tout à l'heure d'exagération ne me semblent maintenant qu'une trop fidèle peinture de la réalité; je me suis endormi sans pouvoir reprendre mon optimisme... ni me réchauffer.
Ainsi un poêle éteint et une porte mal close ont changé mon point de vue. Tout était bien quand mon sang circulait à l'aise, tout devient triste parce que le froid m'a saisi !
(…)
Ainsi l'homme, dans ses jugements, consulte moins la logique que la sensation; et, comme la sensation lui vient du monde extérieur, il se trouve plus ou moins sous son influence; il y puise, peu à peu, une partie de ses habitudes et de ses sentiments.
(…)
Si nos sensations ont une incontestable influence sur nos jugements, d'où vient que nous prenions si peu de souci des choses qui éveillent ou modifient ces sensations ? Le monde extérieur se reflète perpétuellement en nous comme dans un miroir et nous remplit d'images qui deviennent, à notre insu, des germes d'opinion ou des règles de conduite. Tous les objets qui nous entourent sont donc, en réalité, autant de talismans d'où s'exhalent de bonnes et de funestes influences. C'est à notre sagesse de les choisir pour créer à notre âme une salubre atmosphère.
Convaincu de cette vérité, je me suis mis à faire une revue de ma mansarde.
(…)
Ah! si nous voulions veiller à tout ce qui peut nous améliorer, nous instruire; si notre intérieur était disposé de manière à devenir une perpétuelle école pour notre âme! mais le plus souvent, nous n'y prenons pas garde. L'homme est un éternel mystère pour lui-même; sa propre personne est une maison où il n'entre jamais et dont il n'étudie que les dehors. Chacun de nous aurait besoin de retrouver sans cesse devant lui la fameuse inscription qui éclaira autrefois Socrate, et qu'une main inconnue avait gravée sur les murs de Delphes :
Connais-toi toi-même.
(E.S.)
cf. pour un autoconditionnement (ou conditionnement réflexif)
cf. le dommage et l'entrouverture
cf. les grandes raisons (se rencontrent)
...
Alors, il se ressouvint de ce soir de l'autre hiver, −− où, sortant de chez elle, pour la première fois, il lui avait fallu s'arrêter, tant son coeur battait vite sous l'étreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant !
RépondreSupprimerDes nuées sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla, en rêvant à la grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour parut ; ses dents claquaient ; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout plein de larmes, il se demanda pourquoi n'en pas finir ? Rien qu'un mouvement à faire ! Le poids de son front l'entraînait, il voyait son cadavre flottant sur l'eau.
Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut par lassitude qu'il n'essaya pas de le franchir.
Une épouvante le saisit. Il regagna les boulevards et s'affaissa sur un banc. Des agents de police le réveillèrent, convaincus qu'il "avait fait la noce".
(Gustave Flaubert, E.S.)