[Plus récemment : par KARL en personne : je t'aime maintenant à réinventer]
Mes [conceptions et] constructions affectives sont en décalage avec les représentations courantes de l’Amour et de l’amitié. En particulier, cette séparation-opposition entre l’Amour et l’amitié. (...) [Il suffit d'avoir une relation avec quelqu'un-e pour que se crée] une sorte de dépendance mutuelle, un regard plus ou moins permanent et oppresseur sur l’autre (une surveillance) et cela est valorisé socialement. (...) La possession, la jalousie sont encouragées, l’indépendance, l’autonomie ne le sont pas. (...)
L’Amour et ses représentations ne sont pas des banalités niaises à mépriser en passant, mais des vecteurs de souffrances et d’exclusions à combattre... (...)
« Amour », un terme un peu fort, un peu vague, plutôt indiscernable, relativement dévastateur. (...) la seule chose qu’on sait, c’est qu’il a du poids. On ne joue pas avec ce mot-là. (...)
[Or] les échanges affectifs entre des personnes, ça peut prendre toute une série très longue et très diverse de formes, pleine de subtilités, d’originalités, de créativités et de tabous. Ça peut prendre la forme d’échanges physiques ou non, d’échanges sexuels, de gestes de tendresse. Et quand ces échanges affectifs nous font du bien, nous en retirons des biens affectifs. (...)
Les différentes cultures qui émaillent l’humanité ont chacune leur manière de gérer tous ces échanges affectifs. Certains sont interdits, d’autres sont tolérés, ou catégorisés, regroupés, codés, (...), nommés, normés. Par exemple, notre culture a principalement deux mots pour les échanges affectifs : « amitié » et « Amour ». (...) Deux seuls mots, deux seules étiquettes, pour tant d’échanges affectifs différents.
(...) On classe nos relations dans deux cases très réductrices. Et ces deux cases ne sont pas équilibrées, loin de là. « L’amitié » recouvre une énorme variété d’échanges affectifs. « L’Amour » , lui, n’est rien d’autre qu’un point culminant, une totalité, l’amitié au centuple, l’amitié à l’extrême. Il est à la fois énorme et rarissime. (...)
L’Amour est un Dieu. On communie avec lui dans l’extase la plus complète. On l’attend au tournant, on l’appelle au secours, on rêve d’être touché-e par sa grâce, on craint ses courroux plus que tout. On l’adore. On le prie, le soir dans son lit, de se manifester. Il nous sauvera. Il est la seule chose qui fera de notre chemin sur terre un paradis. En même temps il nous promet les douleurs les plus atroces et les plus saintes.
L’Amour, c’est une forme d’échange affectif totale. Totalisante. Totalitaire. L’Amour, c’est toutes les formes d’échanges affectifs réunies. (...) Il n’y a pas d’affection partielle ou nuancée, sinon ça ne reste « que » de l’amitié, ou du partenariat sexuel, ou de l’affection fraternelle... (...) Il est d’ailleurs très important de se demander régulièrement si notre Amour est « véritable », « authentique ». Car on ne blasphème pas avec l’Amour, on ne prononce pas son nom en vain, sinon sacrilège, sacrilège ! (...)
Le Dieu Amour a ses Christs, ses rejetons incarnés : c’est le Prince charmant et la Princesse charmante. (...) Ils/elles sont parfait-e-s, archi-désirables, légendaires. Daigneront-ils/elles nous adresser un clin d’œil ? Arriverons-nous à les attraper, à les posséder, à s’unir avec elles/eux et l’Amour dans une sainte trinité ? Arriverons-nous à leur ressembler assez pour faire autant d’effet autour de nous ? Pour que partout, sans cesse, les gens se prosternent et nous déclarent leur flamme ?
Nous adorons le Prince ou la Princesse charmant-e-s, et à travers elle ou lui, nous adorons toutes les normes sociales dont notre culture l’habille. (...) Les marchand-e-s de vêtements, les publicitaires, les usines de produits de beauté, et surtout le patriarcat, trouvent dans le Prince et la Princesse charmant-e leurs meilleur-e-s allié-e-s. Quelle autre norme sociale peut se vanter d’être ardemment désirée à ce point ? (...)
[Le Prince et la Princesse charmant-e sont des mythes.] Pourquoi ruiner notre vie, attendre, décevoir, pleurer, pour des légendes ?
On dira que j’exagère, que les gens comprennent vite que tous ces mythes sont des mythes. Moi je dis que ces mythes sont dangereux. Ils trifouillent allègrement des émotions très profondes, ils remuent ce qu’il y a de plus douloureux, de plus intime, de plus sensible en nous : l’ego, les affects, les besoins de reconnaissance, les peurs de l’abandon... Ils suscitent des dépendances, des haines, des crampes, des dépressions. Ils inspirent des harcèlements, des suicides, des crimes passionnels. Et même sans aller jusque là, énormément de gens passent toute leur adolescence, par exemple, à croire dur comme fer à l’Amour, et à en souffrir ; ils peuvent en sortir, mais garder d’inévitables séquelles pour des lustres. Une adolescence de souffrance c’est déjà trop, rien qu’une année c’est déjà trop, cessons d’inspirer la foi en un-e Prince-sse charmant-e, ce n’est pas « quand on sera grand-e » qu’on « comprendra », [entraînons-nous/] entraidons-nous dès maintenant à être autonomes et serein-e-s sur le plan affectif. (...)
[L'Amour,] difficile d’y échapper : [les chansons], les dessins animés, les fables, les films, les pubs, les magazines, les romans, les nouvelles, nos [copains/copines] même... l’Amour nous est raconté à tire-larigot. Ces récits d’Amour nous construisent, nous flanquent leur culture dans l’esprit, nous acculturent, ils nous apprennent à désirer tous ces mythes. Notre sensibilité est construite par eux, en même temps qu’elle les réclame. Quand nous allons au cinéma voir une « belle » histoire d’Amour, et que nous en sortons troublé-e, rêveur/-euse, nous venons de vivre un peu de cet Amour raconté, et à la fois nous venons d’intégrer un peu plus qu’il est beau, qu’il est grand et que nous avons intérêt à y aspirer. Ces films compensent notre misère affective, nous offrant un moment d’identification et de catharsis, nous permettant de vivre par procuration ce que nous ne trouverons jamais [ou rarement] dans notre existence. A la fois consolateurs et véhicules de la culture de l’Amour, ils apaisent nos souffrances, nos frustrations, en même temps qu’ils préparent le terrain pour qu’elles se renforcent.
Avez-vous remarqué comment fonctionnent les récits d’Amour ? Ce sont [presque] toujours les mêmes rengaines. Un Prince charmant et une Princesse charmante se rencontrent, l’Amour naît, malicieux, au coin des regards dérobés et des situations inattendues. Puis l’Amour se joue, c’est la phase de séduction, l’héroïne et le héros s’approchent, se guettent, se sous-entendent, se mésentendent... Suspense... Mais l’histoire d’Amour finit bien, le Prince et la Princesse se tombent dans les bras, c’est l’apothéose du Baiser, puis le générique. Et après ? Qu’en est-il de la vie post-Baiser ? On suppose l’Eden amoureux, une image figée, nacrée, rêvée, « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». C’est précisément là, dans cette cessation du récit, dans ce silence, que s’exprime le mythe de l’Amour : le bonheur dans l’Amour est tellement total qu’il ne reste plus rien à raconter. Les épreuves dignes d’effroi et d’attention résident dans la séduction ; la vie entre Amoureux et Amoureuse, elle, est lisse comme du beurre, exempte d’épreuves, de sursauts, de surprises. A la limite, si elle apparaît dans ses difficultés, elle ne sert que de décor pour que l’un-e des conjoint-e se lasse et démarre une phase de séduction avec quelqu’un-e d’autre.
Seuls les récits plus « intellectuels », plus difficiles d’accès, racontent les obstacles et difficultés une fois l’Amour déclaré, scellé (...) Dans les magazines mièvres, les problèmes de la vie post-Baiser sont traités scientifiquement, à grands renforts de psychologues, comme des anormalités presque médicalisables, des maladies de l’âge. Mais le registre du récit, celui qui nous fait frissonner, celui qui marque nos émotions et nos désirs, reste réservé, lui, à la vie pré-Baiser : l’Amour dans le récit « populaire » n’est rien d’autre qu’un soulagement final, un happy end. Ce schéma se répercute dans notre caboche, et nourrit le mythe de l’Amour, plaqué ensuite sur notre réalité, nos projets et aspirations. (...)
La culture de l’Amour fait naître toute une économie de l’affection. Car, idéalisant et raréfiant à la fois les échanges affectifs, elle crée une misère et donc une demande.
L'Amour [idéalisé par notre culture], c’est une mine, un trésor affectif. L’Amour devient donc une forme de relation extrême, rêvée, désirée à outrance. Quand on ne l’a pas, on veut absolument l’avoir. Quand on l’a, on a une peur absolue de la perdre. Et quand on ne l’a plus, on meurt, ou presque.
Mais en même temps, la définition de l’Amour est si pointue, si exigeante... qu’on peine à le rencontrer. (...) les possibilités de vivre des échanges affectifs deviennent rares. Là commence la misère affective. (...)
La culture de l’Amour encourage [la] demande [de biens affectifs] en même temps qu’elle réduit leur quantité disponible. Elle crée des individus schizophrènes, qui se construisent un désir ardent d’Amour en même temps qu’ils s’en construisent une définition trop exigeante. Des êtres qui se rendent dépendants d’un idéal en même temps qu’ils se le rendent inaccessible. (...)
Là où il y a une économie, une rareté, une misère, le capitalisme se précipite. Il débarque d’abord avec tous ses principes, représentations, comportements. La rareté d’un bien inspire à tou-te-s la peur d’en manquer, la compétition pour l’acquérir, la propriété pour ne pas le laisser filer. (...)
Le Prince ou la Princesse charmant-e-s sont des oiseaux rares qu’on met en cage. Des fois on se possède mutuellement et on reste ainsi, des années en couple, rivées l’un-e sur l’autre, parce qu’on a tou-te-s les deux peur de ce qui se passerait en dehors de cette relation, peur du chemin à accomplir de zéro pour retrouver et séduire un nouveau Prince ou une nouvelle Princesse.
Enfin, la rareté des biens affectifs creuse des fossés entre « possédant-e-s » et « non-possédant-e-s ». Les exclu-e-s de l’affection sont légion, exclu-e-s par leur physique, par leur manque d’expérience, leur manque d’aisance, leur manque de confiance en soi, face à cet enjeu énorme et complexe qu’est l’accès à l’Amour... On peut dire qu’ils/elles manquent de capital affectif. Et comme dans tout système de domination, moins on a de capital, moins on a de chances d’en gagner : c’est un cercle vicieux. Les exclu-e-s de l’affection manquent d’assurance au départ, donc vivent peu d’expériences affectives, donc n’ont jamais l’occasion de gagner de l’assurance, donc restent handicapé-e-s, à moins d’une rencontre de type miraculeux.
Paradoxalement, et injustement, ce sont souvent les exclu-e-s de l’affection qui intègrent plus que tou-te-s les autres les mythes dominants et les comportements du capitalisme affectif. Leur manque de vécu ne leur permet pas de détruire les mythes de l’Amour, de comprendre leur absurdité. Trop habitué-e-s au manque, ils/elles ont la terreur de perdre la moindre once d’affection acquise. On les oublie vite et les retrouve parfois dans les faits divers, dépressions, viols, internements, pétages de plombs divers et variés... La misère affective assèche le moral et affame les nerfs. (...)
Comment accéder aux biens affectifs ? C’est la question que tout le monde se pose. Nous avons 4 réponses possibles face à nous.
1) Souscrire aux critères de l’Amour. Devenir un-e Prince-sse charmant-e et trouver son/sa Prince-sse charmant-e. Séduire. Mais cette voie est réservée aux puissant-e-s, aux jeunes, aux belles et beaux, aux confiant-e-s, aux expérimenté-e-s. Elle est complexe et sélective.
2) Acheter les succédanés de biens affectifs. L’argent est quand même un outil plus facile que toutes ces entreprises de séduction, si compliquées et si hasardeuses. Le problème, c’est que l’argent il faut le trouver... Faire partie des classes économiquement dominantes, et/ou être prêt-e à se vendre sur le marché de l’exploitation salariale... Mais après tout, l’argent est la solution de rechange la plus facile, dans une société qui nous pousse de toutes ses forces dans le travail rémunéré, et qui nous encourage à résoudre nos problèmes de manière individuelle.
3) S’adonner à la violence, le chantage, la menace, le viol. Un autre raccourci qui demande d’autres habiletés, que beaucoup choisissent, et qui fait des ravages.
4) Soigner le problème à sa racine : détruire la culture de l’Amour et répandre l’abondance affective qu’elle garde captive. Se lancer individuellement, collectivement, socialement, dans une déconstruction des normes relationnelles. C’est la solution en laquelle je crois.
Les biens affectifs sont disponibles en quantité, ils sont là, ils existent ! Nous regorgeons de ressources affectives, nous rêvons tou-te-s d’en donner et d’en goûter, il ne tient qu’à nous de le faire ! La rareté des biens affectifs est une illusion, un décret qu’il suffit de déchirer, elle est aussi fausse que la rareté des biens matériels, montée de toutes pièces par le système capitaliste pour sanctionner ceux et celles qui refusent de travailler pour les possédants.
Gratuité des biens affectifs ! Pour une affection abondante, égalitaire, sans dominations. Pour une pornographie live, pour des psychothérapies gratuites, pour la fin des spécialisations, des professionalisations de l’écoute et de la sexualité. Pour bannir un jour les rapports spectaculaires-marchands de nos vies affectives comme du reste de notre existence. Le plus tôt sera le mieux !
Quelques propositions pour une abondance affective :
- Construire des relations affectives uniques, conscientes et particulières, au-delà de toute norme relationnelle, aussi diverses que les individus qu’elles impliquent et leurs envies.
- Répandre et banaliser les relations affectives, plutôt que de les sacraliser.
- Envisager la non-exclusivité, ce qui ne veut pas dire consommer nonchalamment les partenaires les un-e-s après les autres, mais se laisser la possibilité de découvrir petit à petit une diversité de relations affectives égalitaires, pourquoi pas simultanées, en étant très très conscient-e qu’en l’état actuel des choses ça veut dire se lancer dans une expérimentation, et que ça implique d’autant plus d’attention et de qualité de communication entre les expérimentateurs/-rices. (...)
- Arrêter de parler d’Amour et d’amitié, choisir des termes plus précis.
- Rajouter de l’acné et du bide aux icônes des Prince-sse-s charmant-e-s.
- Parler aux enfants d’autres formes affectives que l’Amour.
- Se déconstruire (...) progressivement.
- Développer l’autonomie affective, ce qui ne veut pas dire se renfermer sur soi-même, mais varier et multiplier les sources d’affection (moments privilégiés avec des ami-e-s ou avec soi-même, [tendresse], massages, [sensualité], auto-sexualité,...), pour se relationner aux autres sans peurs et dépendances, sur des bases plus assurées et ouvertes. (...)
[Vers l'autonomie affective :]
- Comment désamorcer la douleur maîtresse, la dépendance, comment basculer dans l’autonomie ? Je ne dois pas chercher une compensation, une fuite, mais un recul, un retour sur moi-même, mes goûts et mes envies propres.
- Démystifier l’Autre, démystifier la sexualité...
- Voir que l’Autre n’est pas parfait-e, qu’elle ou il a aussi des côtés qui ne me plaisent pas, comme tout le monde.
- Voir combien il/elle est différent-e, lointain-e, penser qu’il/elle a d’autres attirances. (La fusion est une chimère !)
- Penser que c’est important pour elle/lui d’avoir cette liberté-là, qu’il/elle ne m’appartient pas, me rappeler — ressentir — que j’aurais horreur de l’emprisonner. (...)
- Penser aux moments où j’ai ressenti que la sexualité était un plaisir comme un autre, et rien de plus... Penser aux autres plaisirs intenses que je connais et que je ressens par d’autres moyens.
- Observer ma douleur, l’analyser, la comprendre... Mais ne pas y rester. Au besoin, quitter les lieux, changer de cadre, changer d’air. Voir d’autres ami-e-s, explorer d’autres réseaux de connaissances, rencontrer des gens.
- Trouver le plaisir de me retrouver, de me bichonner moi-même : c’est l’occasion de penser un peu à moi, de redécouvrir mes passions, mes autres plaisirs, marcher en montagne, me faire un bon repas, chanter...
- Ne pas oublier que le but de cette démarche n’est pas de fuir quelque chose, mais de me retrouver. Non pas lutter CONTRE le démon amoureux, mais aller VERS quelque chose de chouette, de léger.
(...) Gilles Deleuze (...) :
« A mon envie abjecte d’être aimé, je substituerai une puissance d’aimer, non pas une volonté absurde d’aimer n’importe qui, n’importe quoi, non pas s’identifier avec l’univers, mais dégager le pur événement qui m’unit à ceux que j’aime, et qui ne m’attendent pas plus que je ne les attends, puisque seul l’événement nous attend, eventum tantum. Faire un événement si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire une histoire. Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce, ce ne sont pas des personnes, des caractères ou des sujets, c’est une variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. »
source : contre l'amour
cf. l'amour inventé, à réinventer... : réinventé
cf. la page aux romantiques
cf. se rencontre
cf. french antiromantisme
cf. affranchir amour-amitié
cf. se faciliter l'attache
Mes [conceptions et] constructions affectives sont en décalage avec les représentations courantes de l’Amour et de l’amitié. En particulier, cette séparation-opposition entre l’Amour et l’amitié. (...) [Il suffit d'avoir une relation avec quelqu'un-e pour que se crée] une sorte de dépendance mutuelle, un regard plus ou moins permanent et oppresseur sur l’autre (une surveillance) et cela est valorisé socialement. (...) La possession, la jalousie sont encouragées, l’indépendance, l’autonomie ne le sont pas. (...)
L’Amour et ses représentations ne sont pas des banalités niaises à mépriser en passant, mais des vecteurs de souffrances et d’exclusions à combattre... (...)
« Amour », un terme un peu fort, un peu vague, plutôt indiscernable, relativement dévastateur. (...) la seule chose qu’on sait, c’est qu’il a du poids. On ne joue pas avec ce mot-là. (...)
[Or] les échanges affectifs entre des personnes, ça peut prendre toute une série très longue et très diverse de formes, pleine de subtilités, d’originalités, de créativités et de tabous. Ça peut prendre la forme d’échanges physiques ou non, d’échanges sexuels, de gestes de tendresse. Et quand ces échanges affectifs nous font du bien, nous en retirons des biens affectifs. (...)
Les différentes cultures qui émaillent l’humanité ont chacune leur manière de gérer tous ces échanges affectifs. Certains sont interdits, d’autres sont tolérés, ou catégorisés, regroupés, codés, (...), nommés, normés. Par exemple, notre culture a principalement deux mots pour les échanges affectifs : « amitié » et « Amour ». (...) Deux seuls mots, deux seules étiquettes, pour tant d’échanges affectifs différents.
(...) On classe nos relations dans deux cases très réductrices. Et ces deux cases ne sont pas équilibrées, loin de là. « L’amitié » recouvre une énorme variété d’échanges affectifs. « L’Amour » , lui, n’est rien d’autre qu’un point culminant, une totalité, l’amitié au centuple, l’amitié à l’extrême. Il est à la fois énorme et rarissime. (...)
L’Amour est un Dieu. On communie avec lui dans l’extase la plus complète. On l’attend au tournant, on l’appelle au secours, on rêve d’être touché-e par sa grâce, on craint ses courroux plus que tout. On l’adore. On le prie, le soir dans son lit, de se manifester. Il nous sauvera. Il est la seule chose qui fera de notre chemin sur terre un paradis. En même temps il nous promet les douleurs les plus atroces et les plus saintes.
L’Amour, c’est une forme d’échange affectif totale. Totalisante. Totalitaire. L’Amour, c’est toutes les formes d’échanges affectifs réunies. (...) Il n’y a pas d’affection partielle ou nuancée, sinon ça ne reste « que » de l’amitié, ou du partenariat sexuel, ou de l’affection fraternelle... (...) Il est d’ailleurs très important de se demander régulièrement si notre Amour est « véritable », « authentique ». Car on ne blasphème pas avec l’Amour, on ne prononce pas son nom en vain, sinon sacrilège, sacrilège ! (...)
Le Dieu Amour a ses Christs, ses rejetons incarnés : c’est le Prince charmant et la Princesse charmante. (...) Ils/elles sont parfait-e-s, archi-désirables, légendaires. Daigneront-ils/elles nous adresser un clin d’œil ? Arriverons-nous à les attraper, à les posséder, à s’unir avec elles/eux et l’Amour dans une sainte trinité ? Arriverons-nous à leur ressembler assez pour faire autant d’effet autour de nous ? Pour que partout, sans cesse, les gens se prosternent et nous déclarent leur flamme ?
Nous adorons le Prince ou la Princesse charmant-e-s, et à travers elle ou lui, nous adorons toutes les normes sociales dont notre culture l’habille. (...) Les marchand-e-s de vêtements, les publicitaires, les usines de produits de beauté, et surtout le patriarcat, trouvent dans le Prince et la Princesse charmant-e leurs meilleur-e-s allié-e-s. Quelle autre norme sociale peut se vanter d’être ardemment désirée à ce point ? (...)
[Le Prince et la Princesse charmant-e sont des mythes.] Pourquoi ruiner notre vie, attendre, décevoir, pleurer, pour des légendes ?
On dira que j’exagère, que les gens comprennent vite que tous ces mythes sont des mythes. Moi je dis que ces mythes sont dangereux. Ils trifouillent allègrement des émotions très profondes, ils remuent ce qu’il y a de plus douloureux, de plus intime, de plus sensible en nous : l’ego, les affects, les besoins de reconnaissance, les peurs de l’abandon... Ils suscitent des dépendances, des haines, des crampes, des dépressions. Ils inspirent des harcèlements, des suicides, des crimes passionnels. Et même sans aller jusque là, énormément de gens passent toute leur adolescence, par exemple, à croire dur comme fer à l’Amour, et à en souffrir ; ils peuvent en sortir, mais garder d’inévitables séquelles pour des lustres. Une adolescence de souffrance c’est déjà trop, rien qu’une année c’est déjà trop, cessons d’inspirer la foi en un-e Prince-sse charmant-e, ce n’est pas « quand on sera grand-e » qu’on « comprendra », [entraînons-nous/] entraidons-nous dès maintenant à être autonomes et serein-e-s sur le plan affectif. (...)
[L'Amour,] difficile d’y échapper : [les chansons], les dessins animés, les fables, les films, les pubs, les magazines, les romans, les nouvelles, nos [copains/copines] même... l’Amour nous est raconté à tire-larigot. Ces récits d’Amour nous construisent, nous flanquent leur culture dans l’esprit, nous acculturent, ils nous apprennent à désirer tous ces mythes. Notre sensibilité est construite par eux, en même temps qu’elle les réclame. Quand nous allons au cinéma voir une « belle » histoire d’Amour, et que nous en sortons troublé-e, rêveur/-euse, nous venons de vivre un peu de cet Amour raconté, et à la fois nous venons d’intégrer un peu plus qu’il est beau, qu’il est grand et que nous avons intérêt à y aspirer. Ces films compensent notre misère affective, nous offrant un moment d’identification et de catharsis, nous permettant de vivre par procuration ce que nous ne trouverons jamais [ou rarement] dans notre existence. A la fois consolateurs et véhicules de la culture de l’Amour, ils apaisent nos souffrances, nos frustrations, en même temps qu’ils préparent le terrain pour qu’elles se renforcent.
Avez-vous remarqué comment fonctionnent les récits d’Amour ? Ce sont [presque] toujours les mêmes rengaines. Un Prince charmant et une Princesse charmante se rencontrent, l’Amour naît, malicieux, au coin des regards dérobés et des situations inattendues. Puis l’Amour se joue, c’est la phase de séduction, l’héroïne et le héros s’approchent, se guettent, se sous-entendent, se mésentendent... Suspense... Mais l’histoire d’Amour finit bien, le Prince et la Princesse se tombent dans les bras, c’est l’apothéose du Baiser, puis le générique. Et après ? Qu’en est-il de la vie post-Baiser ? On suppose l’Eden amoureux, une image figée, nacrée, rêvée, « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». C’est précisément là, dans cette cessation du récit, dans ce silence, que s’exprime le mythe de l’Amour : le bonheur dans l’Amour est tellement total qu’il ne reste plus rien à raconter. Les épreuves dignes d’effroi et d’attention résident dans la séduction ; la vie entre Amoureux et Amoureuse, elle, est lisse comme du beurre, exempte d’épreuves, de sursauts, de surprises. A la limite, si elle apparaît dans ses difficultés, elle ne sert que de décor pour que l’un-e des conjoint-e se lasse et démarre une phase de séduction avec quelqu’un-e d’autre.
Seuls les récits plus « intellectuels », plus difficiles d’accès, racontent les obstacles et difficultés une fois l’Amour déclaré, scellé (...) Dans les magazines mièvres, les problèmes de la vie post-Baiser sont traités scientifiquement, à grands renforts de psychologues, comme des anormalités presque médicalisables, des maladies de l’âge. Mais le registre du récit, celui qui nous fait frissonner, celui qui marque nos émotions et nos désirs, reste réservé, lui, à la vie pré-Baiser : l’Amour dans le récit « populaire » n’est rien d’autre qu’un soulagement final, un happy end. Ce schéma se répercute dans notre caboche, et nourrit le mythe de l’Amour, plaqué ensuite sur notre réalité, nos projets et aspirations. (...)
La culture de l’Amour fait naître toute une économie de l’affection. Car, idéalisant et raréfiant à la fois les échanges affectifs, elle crée une misère et donc une demande.
L'Amour [idéalisé par notre culture], c’est une mine, un trésor affectif. L’Amour devient donc une forme de relation extrême, rêvée, désirée à outrance. Quand on ne l’a pas, on veut absolument l’avoir. Quand on l’a, on a une peur absolue de la perdre. Et quand on ne l’a plus, on meurt, ou presque.
Mais en même temps, la définition de l’Amour est si pointue, si exigeante... qu’on peine à le rencontrer. (...) les possibilités de vivre des échanges affectifs deviennent rares. Là commence la misère affective. (...)
La culture de l’Amour encourage [la] demande [de biens affectifs] en même temps qu’elle réduit leur quantité disponible. Elle crée des individus schizophrènes, qui se construisent un désir ardent d’Amour en même temps qu’ils s’en construisent une définition trop exigeante. Des êtres qui se rendent dépendants d’un idéal en même temps qu’ils se le rendent inaccessible. (...)
Là où il y a une économie, une rareté, une misère, le capitalisme se précipite. Il débarque d’abord avec tous ses principes, représentations, comportements. La rareté d’un bien inspire à tou-te-s la peur d’en manquer, la compétition pour l’acquérir, la propriété pour ne pas le laisser filer. (...)
Le Prince ou la Princesse charmant-e-s sont des oiseaux rares qu’on met en cage. Des fois on se possède mutuellement et on reste ainsi, des années en couple, rivées l’un-e sur l’autre, parce qu’on a tou-te-s les deux peur de ce qui se passerait en dehors de cette relation, peur du chemin à accomplir de zéro pour retrouver et séduire un nouveau Prince ou une nouvelle Princesse.
Enfin, la rareté des biens affectifs creuse des fossés entre « possédant-e-s » et « non-possédant-e-s ». Les exclu-e-s de l’affection sont légion, exclu-e-s par leur physique, par leur manque d’expérience, leur manque d’aisance, leur manque de confiance en soi, face à cet enjeu énorme et complexe qu’est l’accès à l’Amour... On peut dire qu’ils/elles manquent de capital affectif. Et comme dans tout système de domination, moins on a de capital, moins on a de chances d’en gagner : c’est un cercle vicieux. Les exclu-e-s de l’affection manquent d’assurance au départ, donc vivent peu d’expériences affectives, donc n’ont jamais l’occasion de gagner de l’assurance, donc restent handicapé-e-s, à moins d’une rencontre de type miraculeux.
Paradoxalement, et injustement, ce sont souvent les exclu-e-s de l’affection qui intègrent plus que tou-te-s les autres les mythes dominants et les comportements du capitalisme affectif. Leur manque de vécu ne leur permet pas de détruire les mythes de l’Amour, de comprendre leur absurdité. Trop habitué-e-s au manque, ils/elles ont la terreur de perdre la moindre once d’affection acquise. On les oublie vite et les retrouve parfois dans les faits divers, dépressions, viols, internements, pétages de plombs divers et variés... La misère affective assèche le moral et affame les nerfs. (...)
Comment accéder aux biens affectifs ? C’est la question que tout le monde se pose. Nous avons 4 réponses possibles face à nous.
1) Souscrire aux critères de l’Amour. Devenir un-e Prince-sse charmant-e et trouver son/sa Prince-sse charmant-e. Séduire. Mais cette voie est réservée aux puissant-e-s, aux jeunes, aux belles et beaux, aux confiant-e-s, aux expérimenté-e-s. Elle est complexe et sélective.
2) Acheter les succédanés de biens affectifs. L’argent est quand même un outil plus facile que toutes ces entreprises de séduction, si compliquées et si hasardeuses. Le problème, c’est que l’argent il faut le trouver... Faire partie des classes économiquement dominantes, et/ou être prêt-e à se vendre sur le marché de l’exploitation salariale... Mais après tout, l’argent est la solution de rechange la plus facile, dans une société qui nous pousse de toutes ses forces dans le travail rémunéré, et qui nous encourage à résoudre nos problèmes de manière individuelle.
3) S’adonner à la violence, le chantage, la menace, le viol. Un autre raccourci qui demande d’autres habiletés, que beaucoup choisissent, et qui fait des ravages.
4) Soigner le problème à sa racine : détruire la culture de l’Amour et répandre l’abondance affective qu’elle garde captive. Se lancer individuellement, collectivement, socialement, dans une déconstruction des normes relationnelles. C’est la solution en laquelle je crois.
Les biens affectifs sont disponibles en quantité, ils sont là, ils existent ! Nous regorgeons de ressources affectives, nous rêvons tou-te-s d’en donner et d’en goûter, il ne tient qu’à nous de le faire ! La rareté des biens affectifs est une illusion, un décret qu’il suffit de déchirer, elle est aussi fausse que la rareté des biens matériels, montée de toutes pièces par le système capitaliste pour sanctionner ceux et celles qui refusent de travailler pour les possédants.
Gratuité des biens affectifs ! Pour une affection abondante, égalitaire, sans dominations. Pour une pornographie live, pour des psychothérapies gratuites, pour la fin des spécialisations, des professionalisations de l’écoute et de la sexualité. Pour bannir un jour les rapports spectaculaires-marchands de nos vies affectives comme du reste de notre existence. Le plus tôt sera le mieux !
Quelques propositions pour une abondance affective :
- Construire des relations affectives uniques, conscientes et particulières, au-delà de toute norme relationnelle, aussi diverses que les individus qu’elles impliquent et leurs envies.
- Répandre et banaliser les relations affectives, plutôt que de les sacraliser.
- Envisager la non-exclusivité, ce qui ne veut pas dire consommer nonchalamment les partenaires les un-e-s après les autres, mais se laisser la possibilité de découvrir petit à petit une diversité de relations affectives égalitaires, pourquoi pas simultanées, en étant très très conscient-e qu’en l’état actuel des choses ça veut dire se lancer dans une expérimentation, et que ça implique d’autant plus d’attention et de qualité de communication entre les expérimentateurs/-rices. (...)
- Arrêter de parler d’Amour et d’amitié, choisir des termes plus précis.
- Rajouter de l’acné et du bide aux icônes des Prince-sse-s charmant-e-s.
- Parler aux enfants d’autres formes affectives que l’Amour.
- Se déconstruire (...) progressivement.
- Développer l’autonomie affective, ce qui ne veut pas dire se renfermer sur soi-même, mais varier et multiplier les sources d’affection (moments privilégiés avec des ami-e-s ou avec soi-même, [tendresse], massages, [sensualité], auto-sexualité,...), pour se relationner aux autres sans peurs et dépendances, sur des bases plus assurées et ouvertes. (...)
[Vers l'autonomie affective :]
- Comment désamorcer la douleur maîtresse, la dépendance, comment basculer dans l’autonomie ? Je ne dois pas chercher une compensation, une fuite, mais un recul, un retour sur moi-même, mes goûts et mes envies propres.
- Démystifier l’Autre, démystifier la sexualité...
- Voir que l’Autre n’est pas parfait-e, qu’elle ou il a aussi des côtés qui ne me plaisent pas, comme tout le monde.
- Voir combien il/elle est différent-e, lointain-e, penser qu’il/elle a d’autres attirances. (La fusion est une chimère !)
- Penser que c’est important pour elle/lui d’avoir cette liberté-là, qu’il/elle ne m’appartient pas, me rappeler — ressentir — que j’aurais horreur de l’emprisonner. (...)
- Penser aux moments où j’ai ressenti que la sexualité était un plaisir comme un autre, et rien de plus... Penser aux autres plaisirs intenses que je connais et que je ressens par d’autres moyens.
- Observer ma douleur, l’analyser, la comprendre... Mais ne pas y rester. Au besoin, quitter les lieux, changer de cadre, changer d’air. Voir d’autres ami-e-s, explorer d’autres réseaux de connaissances, rencontrer des gens.
- Trouver le plaisir de me retrouver, de me bichonner moi-même : c’est l’occasion de penser un peu à moi, de redécouvrir mes passions, mes autres plaisirs, marcher en montagne, me faire un bon repas, chanter...
- Ne pas oublier que le but de cette démarche n’est pas de fuir quelque chose, mais de me retrouver. Non pas lutter CONTRE le démon amoureux, mais aller VERS quelque chose de chouette, de léger.
(...) Gilles Deleuze (...) :
« A mon envie abjecte d’être aimé, je substituerai une puissance d’aimer, non pas une volonté absurde d’aimer n’importe qui, n’importe quoi, non pas s’identifier avec l’univers, mais dégager le pur événement qui m’unit à ceux que j’aime, et qui ne m’attendent pas plus que je ne les attends, puisque seul l’événement nous attend, eventum tantum. Faire un événement si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire une histoire. Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce, ce ne sont pas des personnes, des caractères ou des sujets, c’est une variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. »
source : contre l'amour
cf. l'amour inventé, à réinventer... : réinventé
cf. la page aux romantiques
cf. se rencontre
cf. french antiromantisme
cf. affranchir amour-amitié
cf. se faciliter l'attache
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