N'en jetons presque plus ! Trions, reprenons, détournons.
L'essentiel est presque bien dit et redit, en long, en large...
Reprenons serré, de travers, à travers.
Par les moyens d'avenir du présent. Pour le présent de l'avenir.
(OTTO)KARL

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2010-02-01

devenir-sobre

otto — [Encore bourré ?] Moi plus du tout. Ça m'attire de moins en moins. (...) Ça me convient pas, j'ai remarqué. Non pas sur le moment, an contraire, mais après. Le prix à payer, après.

adèle — moi c'est un peu pareil. là je suis assez raisonnable et se bourrer la gueule me repousse de plus en plus. surtout quand on est ailleurs, quand on ne sait pas comment on va rentrer, quand c'est loin. et la torture le lendemain, c'est vraiment affreux. je le sais d'avance, je le sais quand je bois. et je sais exactement quand ca suffit et là c'est vraiment bien de se contrôler alors que les autres débordent de plus en plus. et à la fin on rentre au sommet de la fête et en bon état pour se lever le lendemain comme si de rien n'était, en ayant quand même vécu quelque chose le soir. ça, c'est vraiment bien !

otto — Ça c'est vraiment bien, oui, et bien exprimé. Pour moi aussi. Je suis exactement d'accord. Surtout le « se lever le lendemain comme si de rien n'était, en ayant quand même vécu quelque chose le soir », c'est exactement ça que j'éprouve aussi, oui. Comme au sortir d'une ruine, en pleine ville de leipzig. Mais je pratique ça depuis des années, il faut dire. Juste émoussé, pourquoi pas, suffisamment pour être de dedans, mais pas jusqu'à s'enfoncer tout seul, se noyer, non, juste s'être donné les moyens (alcoolisés ou non, philosophiques, par exemple) de surfer, sans boire la tasse... et couler, non, « de redevenir poisson et non de jouer les monstres », comme écrit deleuze (p.66, de Dialogues). Et surfer, en vrai, comme on sait, c'est bel et bien toute une philosophie, cosmologique. C'est la! philosophie, en fait. D'ailleurs j'ai toujours défendu cette ivresse légère, sinon la sobriété même. Et là, je retombe sur deleuze :

« Dans le devenir il s’agit plutôt d’involuer : ce n’est ni régresser, ni progresser. Devenir, c’est devenir de plus en plus sobre, de plus en plus simple, devenir de plus en plus désert, et par là même peuplé. C’est cela qui est difficile à expliquer : à quel point involuer c’est évidemment le contraire d’évoluer, mais c’est aussi le contraire de régresser, revenir à une enfance, ou à un monde primitif. Involuer c’est avoir une marche de plus en plus simple, économe, sobre. C’est vrai aussi pour les vêtements : l’élégance, comme le contraire de l’over-dressed où l’on en met trop, on rajoute toujours quelque chose qui va tout gâcher (l’élégance anglaise contre l’over-dressed italien). C’est vrai aussi de la cuisine : contre la cuisine évolutive, qui en rajoute toujours, contre la cuisine régressive qui retourne aux éléments premiers, il y a une cuisine involutive… » (p.37)

Voilà, « être bourré », c'est un peu, comme il dit, je dirais, « rajouter quelque chose qui va tout gâcher ». Surtout le ou les jours suivants... avoir gâcher notre rythme, notre ligne, notre élan. Alors que, quand on n'a fait que surfer, sans couler, dès le lendemain, on pourrait presque dire avec les mots de deleuze (qui évoquent étonnamment le surf, comme par hasard) que « c’est reprendre la ligne interrompue, ajouter un segment à la ligne brisée, la faire passer entre deux rochers, dans un étroit défilé, ou par-dessus le vide, là où elle s’était arrêtée. » (p.50)

En fait, deleuze (surfeur dans l'âme, décidément) en parle même explicitement, en recoupant au passage des sujets qui nous ont occupé dernièrement (...) :

« De même pour les fous, les drogués les alcooliques. On objecte : avec votre misérable sympathie, vous vous servez des fous, vous faites l’éloge de la folie, puis vous les laissez tomber, vous restez sur le rivage… Ce n’est pas vrai. Nous essayons d’extraire de l’amour toute possession, toute identification, pour devenir capable d’aimer. Nous essayons d’extraire de la folie la vie qu’elle contient, tout en haïssant les fous qui ne cessent de faire mourir cette vie, de la retourner contre elle-même. Nous essayons d’extraire de l’alcool la vie qu’il contient, sans boire : la grande scène d’ivresse à l’eau pure chez henry miller. Se passer d’alcool, de drogue et de folie, c’est cela le devenir, le devenir-sobre, pour une vie de plus en plus riche. C’est la sympathie, agencer. Faire son lit, le contraire de faire une carrière, ne pas être un histrion des identifications, ni le froid docteur des distances. Comme on fait son lit, on se couche, personne ne viendra vous border. Trop de gens veulent être bordés, par une grosse maman identificatrice, ou par le médecin social des distances. Oui, que les fous, les névrosés, les alcooliques et les drogués, les contagieux, s’en tirent comme ils peuvent, notre sympathie même est que ce ne soit pas notre affaire. Il faut que chacun passe son chemin. Mais en être capable, c’est difficile. » (p.67-68)

« Il faut dire que c’est le monde lui-même qui nous tend les deux pièges de la distance et de l’identification. Il y a beaucoup de névrosés et de fous dans le monde, qui ne nous lâchent pas, tant qu’ils n’ont pas pu nous réduire à leur état, nous passer leur venin, les hystériques, les narcissiques, leur contagion sournoise. Il y a beaucoup de docteurs et de savants qui nous invitent à un regard scientifique aseptisé, de vrais fous aussi, paranoïaques. Il faut résister aux deux pièges, celui que nous tend le miroir des contagions et des identifications, celui que nous indique le regard de l’entendement. Nous ne pouvons qu’agencer  parmi les agencements. Nous n’avons que la sympathie pour lutter (…) Mais la sympathie, ce n’est pas rien, c’est un corps à corps, haïr ce qui menace et infecte la vie, aimer là où elle prolifère… » (p.66-67)

« Mais en être capable, c’est difficile. » (p.67-68)

« Fuir ce n'est pas du tout renoncer aux actions, rien de plus actif qu'une fuite. C'est le contraire de l'imaginaire. C'est aussi bien faire fuir, pas forcément les autres, mais faire fuir quelque chose, faire fuir un système comme on crève un tuyau. » (p.47) « Mais (...) la fuite reste encore une opération ambiguë. Qu'est-ce qui nous dit que, sur une ligne de fuite, nous n'allons pas retrouver ce que nous fuyons ? Fuyant l'éternel père-mère, n'allons-nous pas retrouver toutes les formations oedipiennes sur la ligne de fuite ? Fuyant le fascisme, nous retrouvons des concrétions fascistes sur la ligne de fuite. Fuyant tout, comment ne pas reconstituer et notre pays natal, et nos formations de pouvoir, nos alcools, nos psychanalyses et nos papas-mamans ? Comment faire pour que la ligne de fuite ne se confonde pas avec un pur et simple mouvement d'autodestruction, alcoolisme (...), découragement (...), suicide (...) Mais c'est justement ça qu'on ne peut apprendre que sur la ligne, en même temps qu'on la trace : les dangers qu'on y court, la patience et les précautions qu'il faut y mettre, les rectifications qu'il faut faire tout le temps, pour la dégager des sables et des trous noirs. On ne peut pas prévoir. Une vraie rupture peut s'étaler dans le temps, elle est autre chose qu'une coupure trop signifiance, elle doit sans cesse être protégée non seulement contre ses faux semblants, mais aussi contre elle-même, et contre les re-territorialisations qui la guettent. (p.49-50) (Car « La ligne de fuite est une déterritorialisation. » (p.47))

[Tu ne souscris pas à ce post ?] Comme tu veux. Tant pis. Ou on en reparlera. Un jour. Très lointain peut-être, mais qui sait. Selon moi, l'intérêt et l'attirance pour l'ivresse éthylique tient à cet effet (chimique) de dépersonnalisation, de débordement de sa petite-personne, du devenir-événement, c'est devenir (au moins à soi-même) un petit événement, se faire, se ressentir événement. Et ça c'est formidable, on touche à quelque chose, oui — qui relève sans doute un peu du sublime. Mais je soutiens que c'est la facilité même, affligée d'un revers extrêmement nocif, donc attristant, piteux, et qu'une autre technique existe, toute positive, de joie, mais fruit d'un travail élaboré, sur soi, d'une forme d'ascèse : philosophique. Que j'appelle, moi, cosmologique. Mais si tu n'en es pas là, ne t'y sens pas prêt (à y bosser! haha!), que veux-tu...

Pour ma part j'ai très tôt senti et d'ailleurs exprimé que l'ivresse éthylique était à prendre et com-prendre comme une leçon et non simplement comme une fin, ponctuelle, indéfiniment renouvelée pour elle-même. Et voilà qu'aujourd'hui, bien que d'hier, deleuze me rejoint : « Nous essayons d’extraire de la folie la vie qu’elle contient (...) Nous essayons d’extraire de l’alcool la vie qu’il contient, sans boire. »

(O.k. — en réponse à serge, adèle et djkl)