(S.W & T.N.)
Si on approfondit l'histoire, si on y réfléchit, il est strictement impossible de ne pas être pessimiste. Un historien optimiste est une contradiction dans les termes. (...) Prenez n'importe quelle époque de l'histoire, étudiez-la un peu à fond et les conclusions sont nécessairement terribles. (...) J'ai toujours eu une vision, disons, désagréable des choses. Mais à partir du moment où j'ai découvert l'histoire, j'ai perdu toute illusion.
(C.)
Pendant de nombreuses années, j'ai méprisé tout ce qui se rapportait à l'histoire. Et je sais par expérience qu'il vaut mieux ne pas lui accorder trop d'attention, ne pas s'y arrêter, car elle représente la plus grande preuve imaginable de cynisme. Tous les rêves, les philosophies, les systèmes ou les idéologies se brisent contre le grotesque du développement historique : les choses se produisent sans pitié, d'une manière irréparable ; le faux, l'arbitraire, le fatal triomphent. Il est impossible de méditer sur l'histoire sans éprouver envers elle une sorte d'horreur.
(C.)
Le 14 juillet, prise de la Bastille. J'assistai, comme spectateur, à cet assaut contre quelques invalides et un timide gouverneur : si l'on eût tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois coups de canon, non par les invalides, mais par des gardes-françaises, déjà montés sur les tours. De Launay, arraché de sa cachette, après avoir subi mille outrages, est assommé sur les marches de l'Hôtel de ville ; le prévôt des marchands, Flesselles, a la tête cassée d'un coup de pistolet : c'est ce spectacle que des béats sans cœur trouvaient si beau. Au milieu de ces meurtres, on se livrait à des orgies, comme dans les troubles de Rome, sous Othon et Vitellius. On promenait dans des fiacres les vainqueurs de la Bastille, ivrognes heureux, déclarés conquérants au cabaret ; des prostituées et des sans-culottes commençaient à régner, et leur faisaient escorte. Les passants se découvraient avec le respect de la peur, devant ces héros, dont quelques-uns moururent de fatigue au milieu de leur triomphe. Les clefs de la Bastille se multiplièrent ; on en envoya à tous les niais d'importance dans les quatre parties du monde.
(…)
Peu de jours après (…), j’étais aux fenêtres de mon hôtel garni avec mes sœurs et quelques Bretons ; nous entendons crier : « Fermez les portes ! fermez les portes !» Un groupe de déguenillés arrive par un des bouts de la rue ; du milieu de ce groupe s’élevaient deux étendards que nous ne voyions pas bien de loin. Lorsqu’ils s’avancèrent, nous distinguâmes deux têtes échevelées et défigurées, que les devanciers de Marat portaient chacune au bout d’une pique : c’étaient les têtes de MM. Foulon et Bertier. Tout le monde se retira des fenêtres ; j’y restai. Les assassins s’arrêtèrent devant moi, me tendirent les piques en chantant, en faisant des gambades, en sautant pour approcher de mon visage les pâles effigies. L’œil d’une de ces têtes, sorti de son orbite, descendait sur le visage obscur du mort ; la pique traversait la bouche ouverte, dont les dents mordaient le fer : « Brigands ! m’écriai-je plein d’une indignation que je ne pus contenir, est-ce comme cela que vous entendez la liberté ?» Si j’avais eu un fusil, j’aurais tiré sur ces misérables comme sur des loups. Ils poussèrent des hurlements, frappèrent à coups redoublés à la porte cochère pour l’enfoncer et joindre ma tête à celles de leurs victimes. Mes sœurs se trouvèrent mal ; les poltrons de l’hôtel m’accablèrent de reproches. Les massacreurs, qu’on poursuivait, n’eurent pas le temps d’envahir la maison et s’éloignèrent. Ces têtes, et d’autres que je rencontrai bientôt après, changèrent mes dispositions politiques ; j’eus horreur des festins de cannibales, et l’idée de quitter la France pour quelque pays lointain germa dans mon esprit.
(F.R.D.C.)
Etc.