N'en jetons presque plus ! Trions, reprenons, détournons.
L'essentiel est presque bien dit et redit, en long, en large...
Reprenons serré, de travers, à travers.
Par les moyens d'avenir du présent. Pour le présent de l'avenir.
(OTTO)KARL

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2010-03-31

la morale mais l'éthique, et toc

Voilà donc que l’éthique, c’est-à-dire une typologie des modes d’existence immanents, remplace la morale, qui rapporte toujours l’existence à des valeurs transcendantes. La morale, c’est le jugement de Dieu, le système du Jugement. Mais l’éthique renverse le système du jugement. A l’opposition des valeurs (Bien-Mal), se substitue la différence qualitative des modes d’existence (bon-mauvais). L’illusion des valeurs ne fait qu’un avec l’illusion de la conscience : parce que la conscience est essentiellement ignorante, parce qu’elle ignore l’ordre des causes et des lois, des rapports et de leurs compositions, parce qu’elle se contente d’en attendre et d’en recueillir l’effet, elle méconnaît toute la Nature. Or il suffit de ne pas comprendre pour moraliser.
Il est clair qu’une loi, dès que nous ne la comprenons pas, nous apparaît sous l’espèce morale d’un « Il faut ». Si nous ne comprenons pas la règle de trois, nous l’appliquons, nous l’observons comme un devoir. Si Adam ne comprend pas la règle du rapport de son corps avec le fruit, il entend la parole de Dieu comme une défense.
(G.D.)

Moi je crois que la morale (...) c’est essentiellement le système du jugement. (...) Il y a pas d’autre sens de la morale. À savoir, il y a une morale lorsque je suis jugé d’un point de vue ou d’un autre, quel qu’il soit, c’est l’autonomie du jugement, la morale. Alors, je ne dis pas du tout que ce soit mal mais c’est ça, quelque chose, quoi que ce soit, est jugé. C’est ça, la morale.
(...) Le moraliste c’est l’homme du jugement. Au point que je dirai même : tout jugement est moral, il n'y a de jugements que moraux. (...)
Je précise pour Spinoza, à mon avis, il nous dit lui-même « il n’y a jamais d’autonomie du jugement ». Ça, il le dit formellement dans sa théorie de la connaissance. Et (...) il veut dire : le jugement n’est jamais que la conséquence d’une idée. Il y a pas une faculté de juger dont les idées seraient l’objet, mais ce qu’on appelle un jugement c’est rien d’autre que la manière dont une idée s’affirme elle-même, ou se mutile elle-même. C’est important, ça. Donc, il y a pas de jugement, pour lui [Spinoza]. C’est la même chose de dire : il y a pas de jugement, il y a pas d’autonomie du jugement, ou dire : le jugement n’est que la conséquence, n’est que le développement de l’idée. Or, jamais il ne revient là-dessus. « Il y a pas de jugement ».
Et pourtant il nous dit, notamment il dit explicitement dans une lettre, il parle de l’existence comme épreuve. Moi je crois qu’il a une idée très très bonne à cet égard, tout à fait pratique. Il veut dire : vous savez, les jugements, la manière dont vous êtes jugé, tout ça, c’est pas ça qui est important. Bien sûr il y a un système du jugement – pour lui, la religion, la morale, c’est un système du jugement et c’est ça qu’il dénonce. Alors, qu’est-ce qu’il veut dire quand il dénonce le système du jugement ? Il veut dire : finalement, il y a qu’une chose qui compte, c’est pas la manière dont vous êtes jugé, c’est que finalement, quoi que vous fassiez c’est toujours vous qui vous jugez vous-même. Voyez ce qu’il veut dire : il y a d’autant moins de problème du jugement que c’est vous qui vous jugez. Vous êtes jugé par quoi ? Ce qui vous juge, c’est pas des valeurs qui vous seraient extérieures, c’est les affects qui viennent remplir votre mode d’existence. Vous existez de telle ou telle manière. Bien. Ce mode d’existence, il est rempli, il est effectué par des affects. Ce qui vous juge c’est la nature de vos tristesses et de vos joies. Donc, vous vous jugez vous-même.
Et là, Spinoza se fait sans pitié, hein. Parce que, il a à la fois des côtés extrêmement tendres et puis des côtés extrêmement durs, on le sent à travers les textes. Il y a des choses qu’il supporte pas. Il supporte pas l’homme qui se fait souffrir lui-même. Il supporte pas toute la race des masochistes, des dépressifs... il ne supporte pas. Vous me direz : facile de pas supporter. Mais, non, c’est les questions de valeur attribuée à telle ou telle chose. Il pense que c’est la misère, ça, que c’est le fond de la misère. Que le type qui remplit son existence d’affects tristes, eh bien, il se juge lui-même. En quel sens ? Au sens où il s’est fait le pire mode d’existence. Sans doute il a pas pu faire autrement, tout ça, ça compte pas, mais Spinoza va très loin, il nous dit, c’est des gens tellement contagieux et qui ne veulent que ça, répandre la tristesse, qu’il faut être sans pitié. Ils se jugent eux-mêmes. En d’autres termes, il y a pas de morale.
Ou je dis la même chose d’une autre façon. Il nous parle d’épreuve, mais j’ai bien indiqué, hélas trop vite, en effet, tout à l’heure, qu’il s’agit pas d’une épreuve morale. L’épreuve morale c’est l’épreuve d’un tribunal. L’épreuve d’un tribunal, c’est-à-dire, vous êtes jugé, vous passez en jugement. (...) Eh bien, ça, ça existe pas du tout chez Spinoza. L’épreuve dont il nous parle c’est tout à fait autre chose.
Il nous parle d’une épreuve, je disais, physico-chimique. (...) C’est pas un jugement au sens moral, c’est-à-dire un tribunal, c’est comme un jugement, une auto-expérimentation. (...)
Imaginez une pièce d’or qui s’éprouverait elle-même. Quand je parle d’une fausse pièce (...) Spinoza, il invoque l’exemple argile. Il y a plusieurs manières pour (...) une pièce d’or d’être fausse. Première manière d’être fausse, elle est pas en or. Deuxième manière d’être fausse, elle a de l’or mais pas dans la vraie proportion qui définit la pièce, la vraie pièce correspondante, elle a moins d’or que la vraie. Troisième manière d’être fausse, la plus intéressante pour les faussaires, enfin, la moins dangereuse, parce qu’ils sont très difficiles à poursuivre à ce moment-là, la pièce est correcte à tous égards, elle a exactement le poids d’or, alors en quoi elle est fausse ? C’est que, elle a été fabriquée hors des conditions légales.
Pourquoi c’est intéressant de faire des fausses pièces d’or en ce sens ? Au troisième sens. C’est que le cours est pas le même. Le cours médailles et le cours pièces. Vous voyez ? Vous pouvez donc être un faussaire tout en étant vrai. Vous fabriquez des pièces d’or avec le même poids que la pièce authentique, le même dessin, vous êtes faussaire précisément parce que vous y mettez le dessin, en d’autres termes, vous faites une médaille, personne ne peut vous interdire de faire une médaille. C’est légal. Ce qui est pas légal c’est que cette médaille ait exactement les caractères de la pièce officielle, et vous jouez la différence de cours entre la médaille et la pièce officielle. Bon, voilà donc trois manières d’être une fausse pièce d’or.
Qu’est-ce que ça veut dire, une pièce d’or qui se jugerait elle-même ? C’est d’après les affects qu’elle a. La fausse pièce d’or, mettons qu’elle a des affects d’argent. C’est de l’argent recouvert avec une couverture d’or. Elle a des affects d’argent. La pièce d’or en proportions inexactes, elle a des affects d’or, mais qui n’occupent pas la plus grande partie d’elle-même, vous voyez. La pièce complète d’or qui a autant d’or que la vraie pièce, elle a des affects d’or et pourtant quelque chose lui manque.
Je dirais qu’il y a une manière dont chaque chose peut être posée comme juge d’elle-même, faisant l’épreuve de soi. Faire l’épreuve de soi, c’est quoi ? Eh ben, c’est par exemple un son. C’est pas un jugement, ça. Le potier, il a son vase d’argile et il donne un coup. Ou bien le chimiste, il pose une goutte sur la pièce d’or. C’est une épreuve physico-chimique. Dis-moi de quelle nature tu es faite ? Dis-moi un peu. Là c’est pas un jugement, c’est une expérimentation. Dis-moi un peu de quoi tu es composé, toi, c’est quoi ton son à toi ?
Alors, par exemple, pour reprendre, là, l’exemple : je te tape là, quel son ça donne, là ? Est-ce que... oh, c’est un drôle de son, tiens. Comme le vase d’un potier. Alors, on verrait des gens qui passent pour très élégants ou très moraux. Si on les pince... On les pince et on s’aperçoit que, tiens, on se dit, c’est curieux, ça, ils donnent un drôle de bruit... ils sont faux. Il sont faux. Et ça, ça se voit à quoi ? Quelqu’un fait un geste tout d’un coup, quelqu’un dans un discours moral, quelqu’un se trahit. C’est ça qui est chouette, se juger soi-même. C’est quand on se trahit. (...) C’est ça l’épreuve physico-chimique. Alors, c’est pas un jugement moral, bien plus, même, on peut avoir des surprises. Un type qui paraît, là, comme ça, qui joue même un peu au prolo et qui est vraiment prolo, tout ça. Puis, il y a un son de voix tout d’un coup et on se dit, c’est pas qu’il soit pas prolo mais c’est que, c’est qu’il a une une âme prodigieuse, c’est que, pour dire ce qu’il vient de dire il faut que ça soit quelque chose d’autre, aussi, il faut que ce soit un artiste prodigieux même s’il ne le sait pas, hein. Quelque chose comme ça, quelque chose qui trahit quelqu’un. J’imagine que Spinoza c’est un peu ça qu’il essaie de nous dire. Vous savez, vous voyez les gens exister, les modes d’existence des gens, eh ben, il y a une certaine manière dont l’existence est juge d’elle-même.
C’est un peu ça aussi que Nietzsche (je dis pas que ça se résume à ça)... Lorsque Nietzsche dit : ne jugez pas la vie, n’osez pas juger la vie. Il dit : c’est affreux, qu’est-ce que c’est que tous ces types qui jugent la vie ? Qu’est-ce que ça veut dire, ça, de quel droit vous osez juger la vie ? Donc, c’est comme Spinoza, il met en question la morale parce qu’il met en cause tout système de jugement, il met en cause tout tribunal. Mais, l’idée complémentaire de Nietzsche, c’est un tout autre sens du mot « jugement ». À savoir, s’il est impossible de juger la vie c’est parce que finalement la vie ne cesse pas de se juger elle-même, et en un tout autre sens de « jugement ». À savoir, c’est : vous avez la vie que vous méritez, n’allez pas vous plaindre, ne vous plaignez jamais, allez pas vous plaindre, ne vous plaignez jamais parce que finalement les affects que vous avez, qu’ils soient de malheur ou de joie, etc., vous les méritez, pas du tout au sens où vous avez fait tout ce qu’il fallait pour les avoir, (...) c’est même pas ça, mais c’est en un sens beaucoup plus malin, beaucoup plus subtil, à savoir : les affects que vous éprouvez renvoient et supposent un mode d’existence immanent. C’est là que le point de vue de l’immanence est complètement conservé. C’est un mode d’existence immanent, qui est supposé par les affects que vous éprouvez et finalement vous avez toujours les affects que vous méritez en vertu de votre mode d’existence.
(...) L’épreuve du potier c’est chercher les points de fêlure. Si je ne connais pas mes points de fêlure... Or, qu’elle est la meilleure manière de pas connaître... qu’est-ce qu’il dénonce dans le système du jugement et du tribunal ? C’est que se fait une propagation du malheur, le goût du malheur, le goût de l’angoisse, etc., qui nous est présenté comme valeur de fait. Et ça, Spinoza pense que ça appartient à tout tribunal, ça. Ce qu’il dit : la grande Trinité, oui, le tyran, le prêtre et ce qu’il appelle le « prêtre » Spinoza, c’est très simple, c’est "l‘homme de l’angoisse", c’est l’homme qui dit « tu as tort, tu es pécheur, je te jugerai ». Tout comme Nietzsche bien plus tard dira aussi : j’appelle « prêtre » l’homme du système de jugement, l’homme du tribunal : le tyran, le prêtre et l’homme du malheur, c’est-à-dire, le tyran, le prêtre, l’esclave. Pour lui c’est ça les mauvaises argiles, ou les fausses pièces d’or, c’est ça. Alors, ce dont il parle, c’est cette épreuve, oui c’est du niveau... oui, vous comprenez, c’est pas du tout que je sois juge ! Si je vois même mon meilleur ami et tout d’un coup, je lui fais ça, comme-ci, pour voir comment il résonne, comment il sonne. Et je m’aperçois avec effroi que quelqu’un que j’avais vu pendant vingt ans, que j’avais cru connaître, eh bien non, il y a quelque chose, là, à côté de quoi j’étais complètement passé. Alors, ça peut être une révélation merveilleuse, si c’est une beauté. Si c’est un abîme, vous vous rendez compte ? On se dit « ah! bien alors... » [De] toute manière, c’est toujours assez gai, assez fascinant, ces moments... C’est l’espèce de trahison de soi. On cesse pas de se trahir, en bien ou en mal...
(G.D.)