Moi, votre vie, je la comprends. Ça s´est passé tout doucement. Les
chemins se sont fermés un à un et il ne vous en est plus resté qu´un
seul. Vous y êtes et vous le trouvez bougrement étroit, tocard et
pourtant vous continuez. Vous avez vaguement conscience que vous
pourriez encore tout foutre en l´air, mais il y a les gosses, le creux
du matelas, le boulot sûr, l´ignorance du monde. (J.P.)
« Au milieu des meubles qui te venaient du déménagement d'un homme tu compris, par un après-midi étouffant, dans une pièce exiguë, le soleil frappant de taille les casseroles, alors que tes enfants tout petits transpiraient dans le sommeil de la mi-journée, que telle était devenue ta vie, ça et rien d'autre, ta famille sans appel, et un homme nerveux couvert de brillantine et de livres était le tien, ton mari, pour toujours ». (...)
Qu'est-ce qui fait qu'à un moment donné quelque chose s'arrête ? Que l'on sent que l'on ne peut plus bouger, que tout est joué ? Quel est ce processus de glaciation, insidieux, constitué de mille tentations, de mouvements larvés, d'arrière-pensées inavouées, de souhaits de mort à peine voilés ? Et puis une fois, un jour, on le sait : on ne bougera plus. On restera dans ce pays, dans cette ville. Avec cette épouse, cet époux, ces enfants, les époux et épouses de ces enfants, leurs enfants... On fera jusqu'à la retraite le même trajet entre sa maison et son lieu de travail, et lorsqu'on aura ouvert la porte, le soir, c'est toujours la même voix qui vous accueillera (...). On pose son manteau, son sac. On va se laver les mains. (...) Et c'est à la première cuillerée de potage que, dans le brouhaha des rires de enfants [ou même pas], sonne en nous, tel un glas, le rappel de notre défaite. Certes, on s'était juré de ne pas retourner à la maison, où se répètent jour après jour le massacre de nos désirs, l'annulation de nos élans, la trahison de notre jeunesse... et voilà.
À moins qu'on ressente une bizarre satisfaction à la pensée de cette invisible défaite, qu'on y revienne compulsivement en soi-même, comme passe et repasse la langue sur la dent qui fait mal. Certes, on s'était promis de rompre mais on n'y arrive pas, et on éprouve un dégoût de soi et de sa vie, un goût pourri, un peu sucré, qui n'est pas entièrement désagréable. Et dans le baiser que l'on dépose sur la joue de sa femme, il y a une tendresse et la reconnaissance que, sans être dupe, elle ait toujours à coeur de préparer ce délicieux [ou même pas] repas et de faire comme si rien n'avait changé.
Ou bien – et sur le même fond de défaite, d'impossible aveu – c'est peut-être l'insatisfaction qui l'emporte. Et l'on ne se prive pas pour la faire sentir, être odieux, avec le lâche espoir que ce geste si difficile de rompre, c'est l'autre qui va s'en charger. Que c'est elle, la désaimée, qui dira qu'elle n'en peut plus, qu'elle veut rompre. Parfois ça marche... Le plus souvent, non.
(...)
Mais une fois, un jour, contre toute attente, quand on s'est depuis longtemps résigné à des choix qui ne nous ressemblent pas, à des amours tristes, à un travail débile, au colmatage de l'angoisse par un tissage serré d'obligations, une fois, un jour, par un après-midi étouffant, par une nuit de décembre, dans un brouillard épais, en pleine tempête de sable, on fout le camp.
(C.T.)[O.K.]
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AMOURÉINVENTÉ