– Oui, à cette œuvre, cette idée du temps, que je venais de former, disait qu’il était temps de me mettre. Il était grand temps, cela justifiait l’anxiété qui s’était emparée de moi (...) ; mais était-il temps encore ? L’esprit a ses paysages dont la contemplation ne lui est laissée qu’un temps. J’avais vécu comme un peintre montant un chemin qui surplombe un lac dont un rideau de rochers et d’arbres lui cache la vue. Par une brèche il l’aperçoit, il l’a tout entier devant lui, il prend ses pinceaux. Mais déjà vient la nuit, où l’on ne peut plus peindre, et sur laquelle le jour ne se relèvera plus ! (...)
car mon heure pouvait sonner dans quelques minutes. (...)
Je n’avais plus mon indifférence (...), je me sentais accru de cette œuvre que je portais en moi (comme de quelque chose de précieux et de fragile qui m’eût été confié et que j’aurais voulu remettre intact aux mains auxquelles il était destiné et qui n’étaient pas les miennes).
Et dire que tout à l’heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait d’un choc accidentel pour que mon corps fût détruit, et que mon esprit, d’où la vie se retirerait, fût obligé de lâcher à jamais les idées qu’en ce moment il enserrait, protégeait anxieusement de sa pulpe frémissante et qu’il n’avait pas eu le temps de mettre en sûreté dans un livre [ou autre]. Maintenant, me sentir porteur d’une œuvre rendait pour moi un accident où j’aurais trouvé la mort plus redoutable, même (dans la mesure où cette œuvre me semblait nécessaire et durable) absurde, en contradiction avec mon désir, avec l’élan de ma pensée, mais pas moins possible pour cela puisque les accidents, étant produits par des causes matérielles, peuvent parfaitement avoir lieu au moment où des volontés fort différentes, qu’ils détruisent sans les connaître, les rendent détestables, comme il arrive chaque jour dans les incidents les plus simples de la vie où, pendant qu’on désire de tout son cœur ne pas faire de bruit à un ami qui dort, une carafe placée trop au bord de la table tombe et le réveille.
Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? J’étais la seule personne capable de le faire. Pour deux raisons : avec ma mort eût disparu non seulement le seul ouvrier mineur capable d’extraire les minerais, mais encore le gisement lui-même ; or, tout à l’heure, quand je rentrerais chez moi, il suffirait de la rencontre de l’auto que je prendrais avec une autre pour que mon corps fût détruit et que mon esprit fût forcé d’abandonner à tout jamais mes idées nouvelles. Or, par une bizarre coïncidence, cette crainte raisonnée du danger naissait en moi à un moment où, depuis peu, l’idée de la mort m’était devenue indifférente.(...)
à force de se renouveler cette crainte s’était naturellement changée en un calme confiant. (...)
Ces morts successives, si redoutées du moi qu’elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces une fois accomplies, et quand celui qui les craignait n’était plus là pour les sentir, m’avaient fait, depuis quelque temps, comprendre combien il serait peu sage de m’effrayer de la mort.
Or c’était maintenant qu’elle m’était devenue depuis peu indifférente que je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l’éclosion duquel était, au moins pendant quelque temps, indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit : « Il faut que l’herbe pousse et que les enfants meurent. » Moi je dis que la loi cruelle de l’art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances pour que pousse l’herbe non de l’oubli mais de la vie éternelle, l’herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaiement, sans souci de ceux qui dorment en dessous, leur « déjeuner sur l’herbe ».
(M.P.)
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